« Taara », le premier enregistrement officiel de Baaba Maal
La chanson « Taara » (Version 1977 / Radio Sénégal), enregistrée en collaboration avec Cheikh Tidiane Sam, est la première production officielle et premier chef-d’œuvre de l'icône sénégalaise Baaba Maal. Mamadou Seck nous raconte l'histoire de ce coup d'essai, devenu coup de maître...
« Taara » est l’une des plus belles chansons de Baaba Maal ; mais il est question ici de la version enregistrée à la radio sénégalaise en 1977. Il s'agit d'un véritable chef-d’œuvre !
Même s’il est vrai que Baaba Maal a produit de très belles versions de « Taara », il est important de savoir qu’aucune d’entre elles n’a pu dépasser l’excellence de celle précitée. C’est grâce à cette chanson que beaucoup de spécialistes et mélomanes haapulaar (peuls) ont compris très tôt que Baaba Maal allait faire partie non seulement des plus grandes voix sénégalaises, mais aussi africaines. Il fallait avoir du flair pour pressentir ce grand succès - comme disent les wolofs (peuple du Sénégal) « Cin bu naree neex, bu baxee xeeñ », autrement, une marmite (sur le feu) avec une odeur agréable, promet toujours un plat délicieux, riche en saveur.
« Taara », l’hymne dédié à El Hadj Omar Tall
« Taara » fait référence à El Hadj Omar Tall qui fut un grand érudit musulman, guide religieux, chef de guerre, souverain et soufi membre de la confrérie (tariqa) Tidjaniya. Il naquit vers 1797 à Halwar, dans le Fouta Tooro, un royaume qui s'étendait du Nord de l’actuel Sénégal et au Sud de la Mauritanie. Les récits rapportent qu'il est mort en 1864 (d'aucuns disent même qu’il a disparu dans les falaises de Bandiagara le 12 février 1864).
El Hadj Omar Tall fut une des figures historiques de l’islam, sans doute une des plus importantes de l’Afrique, en sa qualité de propagateur de la confrérie Tidjaniya. Il fut aussi l’un des résistants africains les plus charismatiques et les plus prestigieux. Bien qu’étant d’origine sénégalaise, Il eut la particularité de faire partie de l’histoire de plusieurs pays ouest-africains, notamment le Sénégal, la Guinée, le Niger, la Mauritanie et le Mali. Pas étonnant donc que les griots mandingues aient composé l’air « Taara » en son honneur.
La chanson « Taara » (partir en Malinké) voyagea à travers toute l’Afrique de l’Ouest, pour devenir un classique que griots et chanteurs s'approprièrent pour en faire un standard des répertoires traditionnels de la sous-région. Plusieurs versions dérivées furent par la suite chantées en l’honneur des fils d’El Hadj Omar Tall, notamment la version « Maki Taara », dédiée à son fils Maki Tall.
La rencontre des deux acolytes
En 1977, Baaba Maal et Mansour Seck séjournèrent en Mauritanie sur invitation de l’Association pour la renaissance du Pulaar. Lors de ce séjour, Baaba Maal fit la connaissance d’un jeune griot haalpulaar (peul) sénégalais, joueur et virtuose de hoddou (luth africain - ngoni en malinké et xalam en wolof ), du nom de Cheikh Tidiane Sam, plus connu sous le nom de Cheikh Tibou Sam. Membre de la troupe artistique nationale de la Mauritanie, Cheikh Tibou venait juste de rentrer de Lagos (Nigeria) où se tenait le deuxième Festival Mondial Des Arts Nègres, du 15 janvier au 12 février 1977. Il avait effectué ce voyage aux côtés de quelques sommités mauritaniennes, entre autres, Tène Youssouf Guèye, Kane Amadou Moktar, Ibrahima Moctar Sarr et Ly Djibril Hamet. La délégation mauritanienne avait alors présenté les pièces suivantes : deux ballets dansants en soninké et pulaar, et deux chœurs hassaniya et wolof. Mais aussi, une pièce théâtrale écrite en français par feu Tène Youssouf Gueye sous le titre « les exilés de Goumé », un village de Kaédi (Mauritanie).
Subjugué par la dextérité et le magnifique doigté du jeune virtuose, Tène Youssouf Guèye demanda ouvertement à ce que Cheikh Tibou l’accompagne au hoddou lors de sa prestation scénique vu que ce dernier jouait « Laguiya », l’air des braves guerriers, mieux que quiconque. Ainsi lors du festival, des légendes africaines telles que Sory Kandia Kouyaté de la Guinée, Batrou Sékou Kouyaté du Mali et la légende Fela Kuti, tombèrent sous le charme du jeu du jeune Cheikh Tibou. C’est donc dans ce contexte que Baaba Maal et Cheikh Tibou se sont rencontrés à Nouakchott.
Impressionné lui aussi par la virtuosité de son nouvel ami et acolyte, Baaba Maal arrive à convaincre Cheikh Tibou de rentrer avec lui au Sénégal afin qu’ils travaillent ensemble. Une fois à Dakar, ils habitent pendant un an à Pikine, plus précisément à l’école 1. (Ils se retrouveront encore à Paris (France) tout au début des années 80 et joueront ensemble dans les foyers d'immigrés et dans un restaurant près du New Morning avec Aziz Dieng (guitariste, ex-président de l’Association des métiers de la Musique au Sénégal et ex-PCA du Bureau sénégalais du droit d'auteur (devenu SODAV), qui habitait à l’époque à la rue Alfred-de-Vigny à Paris. En raison d’une urgence familiale, Cheikh rentrera à Dakar avant l’arrivée en France de Mansour Seck, sinon, le duo aurait joué sur le célèbre album Djam Leelii de Baaba Maal, (NDLA).
Le déclic
Au début de l’année 1977, Samba Thiam, un des premiers animateurs musicaux en langue pulaar (peul) à la radio sénégalaise (ORTS), décide d’inviter le jeune Baaba Maal pour un enregistrement officiel au studio de la station. Mais Baaba Maal était très réticent face à cette idée du fait qu’il avait reçu une interdiction formelle de chanter de la part de son père.
Il savait pertinemment qu’avec un enregistrement officiel à la radio, son géniteur découvrirait le pot aux roses. Ainsi un de ses amis, en l’occurrence Mbassou Niang (son futur manager, NDLA), convaincu de son talent, utilisa tous les moyens afin de le persuader de faire cet enregistrement qui était une opportunité très rare qui se présentait et qu’il fallait saisir afin que le public haalpulaar le découvre.
Finalement Baaba accepta mais il lui restait un autre problème auquel il n’avait pas encore trouvé de solution. Comment faire pour ne pas s’attirer les foudres de son père quand ce dernier allait découvrir son projet de se lancer dans la musique ? La solution ne tarda pas, car il savait que son père était un disciple de la confrérie Tidjaniya et qu’El Hadj Omar Tall était un de ses guides spirituels. D’ailleurs son père, fut un muezzin réputé, il était chargé de lancer l’appel vocal à la prière du haut de la mosquée. D’aucuns parmi les habitants de Podor (la ville natale de Baaba Maal) pensent même que Baaba Maal tient sa belle voix, haute et limpide, de son père.
Baaba Maal décida alors de réinterpréter la chanson « Taara », l’air dédié à El Hadj Omar Tall, un des guides spirituels de son père, afin de le convaincre et d’avoir sa bénédiction. Pour ce faire, il alla chercher au plus profond de lui toutes les ressources nécessaires pour réussir la réinterprétation de ce classique mandingue, pour ne pas dire ouest-africain, tout en sachant que sur le plan instrumental, il avait à ses côtés, le virtuose qu’il lui fallait pour réussir la chanson, en l’occurrence le jeune Cheikh Tibou Sam, musicien poyvalent et dessinateur à ses heures perdues.
Qui mieux que Cheikh Tidiane Sam, un descendant de Farba Hama Djéré, de Fara Gambara, de maîtres-griots joueurs de hoddou depuis l’aube des temps, pouvait accompagner Baaba Maal afin de l’aider à s’approprier la chanson « Taara » pour en faire un chef-d’œuvre ?
Il maîtrisait non seulement les classiques peuls, mais aussi ceux mandingues et wolofs. Passé maître en la matière, au moment où il rencontrait Baaba Maal, le jeune Cheikh Tibou adorait même explorer les potentialités sonores de son hoddou (luth ouest-africain) en reprenant quelques classiques et standards soul, rnb, reggae, blues, rock’n’roll et même du jazz. Tous les ingrédients étaient donc réunis, pour une parfaite réinterprétation et réappropriation de la chanson « Taara ».
Premier enregistrement officiel : coup d’essai, coup de maître
Baaba Maal, Cheikh Tibou Sam et Mbassou Niang allèrent ainsi, sans répétitions, se présenter à l’ORTS pour procéder à l’enregistrement des chansons. Mais sur place, Baaba Maal et Cheikh Tibou Sam se concentrèrent plus sur la chanson « Taara » qui comptait le plus pour le chanteur sénégalais.
La complémentarité de Baaba et Cheikh Tibou atteint des sommets de pureté et d’ascèse. Baaba exécute le morceau « Taara » avec sincérité et puissance, pour pouvoir atteindre le coeur de son père. Sur l'intro mémorable du jeune Cheikh Tibou, et sur la magie de l’improvisation, la voix de Baaba se déploie mélodieusement pour céder la place à un phrasé superbe avec des dénivellations fascinantes, qui vont rendre l’hymne « Taara » plus intemporel encore.
La ligne de hoddou de Cheikh Tibou Sam sur la chanson « Taara » (version 1977) atteindra un niveau d’excellence que tous les autres joueurs de hoddou (mauritaniens et sénégalais) que Baaba rencontrera par la suite, n’arriveront jamais à dépasser. Grâce à leur complémantarité et à la magie de l'improvisation, les deux artistes ont su faire de leur coup d'essai, un véritable coup de maîtres...
El Hadj Baaba Maal et Cheikh Tidiane Sam (Cheikh Tibou) avaient purement et simplement produit l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique pulaar et l’une des plus belles versions de « Taara ». Leur interprétation fut réussie et aboutie à telle enseigne que les deux animateurs musicaux de langue peule de l’ORTS les plus célèbres, en l’occurrence feu Samba Thiam et le regretté Tidiane Anne, ne se lassèrent jamais de la diffuser jusqu’à leur décès, sur les ondes de la radio sénégalaise.
Quand Baaba Maal l’entendit pour la première à la radio, il fut craintif de la réaction de son père ; mais finalement, il y eut plus de peur que de mal, car le coeur de son géniteur fut attendri par la création. Il tomba vite sous le charme de la chanson, dans laquelle, Baaba Maal, son fils magnifiait le charismatique résistant africain et guide religieux El Hadj Omar Tall, un de ses guides spirituels et modèles héroïques.
Je ne comprends toujours pas pourquoi Island Records n’avait pas remasterisé et sorti en album cette bande enregistrée à la radio Sénégal en 1977 comme World Circuit l’avait fait pour Ali Farka Touré ou d’autres musiciens maliens, en rachetant leurs anciens enregistrements qui ont été enregistrés à la radio nationale. Il n'est tout de même pas tard pour que Baaba Maal le fasse...
Cheikh Tidiane Sam dit Cheikh Tibou, est quant à lui resté un virtuose de hoddou et il vit depuis longtemps en France, plus précisément dans la ville du Havre.
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