Je rappe donc je suis engagé!
Par Keyti
«Le rap sénégalais est aujourd’hui un art à part entière avec une force de persuasion et de mobilisation des masses qui souvent fait peur».
De toute l’histoire de la musique au Sénégal, l’ascension fulgurante du rap est sans doute l’une des plus intéressantes à observer. Véritable porte-voix d’une jeunesse désemparée depuis plusieurs décennies maintenant, le rap a fini de prouver qu’il était un art à part entière mais au delà qu’il avait une force de persuasion et de mobilisation des masses qui en a fait aujourd’hui la musique la plus controversée au Sénégal. Du fin fond du Fouta au Nord du pays au village le plus reculé de la Casamance au Sud, de la frontière avec le Mali à l’Est, à Dakar la capitale ce sont ainsi des milliers, des millions de jeunes qui expriment leur créativité, leur combat et rêves à la seule force de leurs mots.
Historique
Dakar, début des années 1980. La capitale sénégalaise est en plein boom, grandit et se transforme. Aux premiers quartiers pour classe moyenne se sont ajoutés ceux d’une banlieue qui accueille de plus en plus les populations de l’intérieur fuyant la sécheresse qui y règne depuis des années. Ce bouillonnement démographique et économique combiné à une forte tradition d’immigration va ainsi favoriser la ville à l’ouverture sur le reste du monde et l’exportation de nouveaux modes de vie, modes vestimentaires et musicaux. C’est ainsi que Dakar fut prise dans la fureur de la danse hip-hop avec le Popping ou Smurf et la Breakdance qui suscitèrent la création de centaines de groupes de danse. L’américanisation grandissante de la jeunesse sénégalaise à travers ces danses ouvrira alors les portes au rap au milieu des années 1980. En effet la plupart des premiers rappeurs sont issue de la danse mais à part Duggy Tee et Matador qui ont fait carrière, le reste est devenu aujourd’hui d’illustres inconnus.
Les enfants de riches font rentrer le rap au Sénégal
L’un des plus grands paradoxes de l’implantation du rap au Sénégal c’est que contrairement aux Etats-Unis d’où il est originaire et à l’Europe, les plus riches de l’upper society ont été les premiers à l’adopter et à faire sa promotion. C’est donc des quartiers résidentiels comme le Point E, Fann, les Sicap que tout est parti pour envahir peu à peu le reste de Dakar. Ce sont eux qui, parce qu’ils avaient l’occasion de voyager, revenaient avec des albums, des films, des cassettes VHS remplies de vidéos de rap qu’on copiait et qui faisaient finalement le tour de la ville. Les premiers groupes et artistes à voir le jour furent ainsi King & Kool, Donj, le Positive Black Soul (PBS). Suprême Esprit, MBA, Kool Kocc 6 Suprême Black, Al & Two, etc… Mais cette première cuvée restait essentiellement cantonnée dans «son milieu» c’est à dire les boîtes de nuits huppées et les collèges catholiques comme le Sacré-Cœur ou les Maristes qui abritaient la plupart des concerts. Il faudra donc attendre l’arrivée de groupes tels BMG 44, Pee-Froiss, Gnoul Té Rapadio ou encore Yatfu issus de quartiers plus populaires pour que le genre prenne son envol auprès du sénégalais lambda. À partir de ce moment, le rap sera présent dans toutes les cérémonies de quartier.
Particulièrement les «xumbeuls» (fêtes nocturnes organisées en soutien aux équipes de football de quartier) et les podiums.
Il faudra cependant attendre 1991 pour que le premier maxi de rap sorte sur support phonographique. Il le fut par MC Lida, rappeur sénégalais inconnu qui vivait en Italie et son maxi Teubeul Ma Teub ouvrait la voie de la production au rap sénégalais. Toutefois l’aura du Positive Black Soul à l’époque et le fait que le groupe vivait au Sénégal font que jusqu’à présent beaucoup de personnes citent leur album Boul Falé sorti en 1992 comme étant le premier album de rap… Depuis cette année s’en est suivi une flopée d’albums au point qu’il est quasiment difficile pour le public de suivre la fréquence des sorties.
Un genre qui ne fait pas vivre ses acteurs
Aujourd’hui, plus de 25 ans après, le rap sénégalais est sans nul doute l’un des plus prolifiques et des plus connus d’ Afrique avec des artistes qui viennent des régions de l’intérieur autant que de la capitale et un public qu’ils ont réussi à fidéliser au fil du temps. Toutefois ce succès d’estime ne saurait faire ignorer toutes les difficultés auxquelles le rap est confronté. Dans un environnement musical global déjà marqué par le manque d’organisation et de professionnalisme, le rap duquel on espérait un souffle nouveau a en effet failli à se structurer. Les albums sortent certes les uns après les autres mais presque tous réservés au même sort: distribution pénible qui fait qu’ils sont souvent inaccessibles au public, manque de promotion et carence de concerts. Cela fait qu’aujourd’hui une poignée d’artistes hip-hop seulement vit de cela et quasiment seuls Matador, Awadi et Daara J Family tournent de façon régulière en dehors du Sénégal. L’autre souci majeur du rap sénégalais qui limite ses velléités internationales réside dans la langue utilisée principalement, le wolof. Contrairement aux autres rap de la sous-région qui se fait plus en français, les artistes sénégalais sont plus portés sur cette langue sans doute à cause du fort taux d’analphabétisme du pays. Mais ce choix limite aussi leur audience à 13 millions de personnes, 14 millions tout au plus puisque cette langue n’est parlée qu’au Sénégal, en Gambie et un peu en Mauritanie.
Ce qui aujourd’hui témoigne le plus de la précarité du hip-hop au Sénégal est la recrudescence des mixtapes commercialisées qui remplacent au fur et à mesure la production d’albums en bonne et due forme car plus faciles à réaliser et impliquant moins de frais pour un plus grand rendement. Mais depuis bientôt cinq ans une nouvelle génération d’artistes tels Pps The Writah, Nitdoff, Canabasse, Simon et bien d’autres encore essayent de changer la donne en se structurant et en se dotant pour la plupart de sociétés légales.
Je rappe donc je suis engagé
Ce qui fait la force du rap sénégalais et lui a permis de garder son aura internationale est moins sa profusion artistique que son engagement politique. Depuis ses débuts, le rap sénégalais s’est fortement imprégné de politique et la dénonciation des conditions de vie des populations, des abus politiques dans les albums de rap est même devenue un sacerdoce que chaque rappeur se sent obligé de porter pour être entendu. Déjà dans les premiers albums du PBS, de Pee Froiss, BMG 44 et d’autres, le ton était donné avec des morceaux comme «Ceci N’est Pas Normal», «L’Afrique n’est pas démunie mais désunie», «Louy Ndayou Lii» ou encore «Boul Wakh» accusant clairement et ouvertement les dirigeants africains ou sénégalais d’être la cause des maux des populations.
En 2000, lors des élections présidentielles, cette génération de rappeurs s’était alors fortement mobilisée pour inciter les sénégalais qui n’en avaient pas l’habitude à s’inscrire et aller voter afin de se débarrasser du régime socialiste qui était au pouvoir depuis 40 ans. De concerts en concerts, à travers les médias, ils ont à leur façon fait campagne pour que la voix du peuple s’exprime et soit entendue. Au soir du 19 Mars de cette année, le Sénégal connut ainsi sa première alternance démocratique et Abdoulaye Wade fut élu.
Quelques années plus tard, en 2011, Wade lui-même allait faire les frais du même engagement politique des rappeurs qui avaient participé à son élection à la tête du pays. En effet, après 10 ans de règne les disparités sociales s’étaient encore plus creusées, le niveau de vie affaissé sauf pour une poignée de ses partisans qui bénéficiaient de toutes ses largesses. À cela s’ajoutaient les inondations récurrentes dans la banlieue de Dakar et certaines localités de l’intérieur, les coupures incessantes d’électricité et un système éducatif déliquescent bref tout ce qu’il fallait pour qu’un groupe de rappeurs (Keur Gui, Fou Malade, Simon et Djily Bagdad) s’associe à quelques autres journalistes pour créer le mouvement Y’En A Marre qui allait commencer la chute du régime de Abdoulaye Wade aux élections de 2012.
Le rap sénégalais, après plus de 25 ans d’existence, est à juste titre considéré comme le deuxième genre musical le plus prisé des sénégalais après le Mbalakh. Soucieux de garder fortes les valeurs du hip-hop originel il reste depuis son arrivée dans le pays une sentinelle et un contre-pouvoir dont les rapports avec le politique n’ont pas toujours été au beau fixe. Après les combats de 2000 et 2012, il s’engage aujourd’hui dans la voie de la citoyenneté avec divers programmes d’artistes incitant les jeunes à prendre une part plus active dans les instances de décision.
Au niveau artistique, la génération qui avait installé le genre au Sénégal s’éclipse de plus en plus pour laisser la place à une nouvelle qui a toujours les yeux rivés sur l’international et garde intact le rêve d’y accéder un jour. En attendant que cela arrive, elle reste empêtrée dans les mêmes difficultés auxquelles ont fait face ses aînés à savoir le manque de professionnalisme, un réseau de distribution inexistant associé à un manque de performances.
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