"Les yeux dans les yeux" avec Doudou N'Diaye Rose
Par Aisha Deme
« Les yeux dans les yeux » avions-nous dit, mais il portait des lunettes noires et je n'ai pas pu « capturer » son regard. Alors, c'est directement dans son cœur, qu’avec une grande générosité il m’a ouvert, que j'ai plongé ! Un beau plongeon, enrichissant parce qu'il ne s'agit pas de n'importe qui, mais de la légende, du baobab, l’inébranlable, le tambour major Doudou N’diaye Rose.
C'est chez lui qu'il nous reçoit. Entretien dans une ambiance respectueuse, mais intimiste. Il se confie, avec pudeur, mais sans tabou, avec sagesse, mais humilité, avec douceur et patience; comme un grand-père avec sa petite-fille un soir de clair de lune au village, ou un soir d'hiver devant la cheminée en occident, comme tous les grands-pères du monde... Je suis honorée d'être la « petite fille » ce soir...
Doudou N'diaye Rose est (selon Wikipédia) un « mathématicien des rythmes, le grand maître des tambours, capable de diriger cent batteurs sur plusieurs rythmes en même temps ». Un phénomène qui se retrouve à collaborer avec les plus grands du monde par la magie de son tambour. Miles Davis, Mick Jagger, Dizzy Gillespie, Peter Gabriel... Notre monument national a fêté ses quatre-vingt-trois ans (83) ans le 28 juillet dernier. Voyez-le voltiger, sauter, s'envoler sur scène pendant que le tambour gronde sous sa main de maître. La question que tout le monde se pose est : quel est le secret de cette éternelle énergie ? À vos blocs-notes les amis, notez bien : le gingembre, le sport et une bonne hygiène de vie !!!
Je fais du sport trois (3) fois par semaine. Je fais mon jogging et des mouvements au sol.
Cette énergie est certes « un beau cadeau de Dieu » comme le dit humblement notre hôte, mais une bonne hygiène de vie reste la clé de tout. Manger sain, dormir tôt, ne jamais toucher à la cigarette et l'alcool.
Cent (100) à deux cents (200) batteurs sur scène. Des rythmes et chorégraphies à maîtriser. L'on se demande si, à son âge, il ne risque pas d'oublier, ou de se perdre. On répète de manière très précise. Le timing le rythme, tout est toujours bien calé et je connais bien les partitions et les enchaînements que je donne à mon équipe. Je ne peux pas oublier, par expérience et aussi du fait que quand tu fais quelque chose, il faut toujours que ce soit dans les règles. Faire les choses dans les règles...
Dans les règles du tambour, il y a aussi le mystique, chers amis, les esprits. Le saviez-vous? Le tambour est une propriété des esprits. Quand tu bats le tambour, les esprits aussi répondent à l'appel. Il n’y a pas que des humains dans l'assistance. On ne sait pas qui est qui, il faut donc se protéger par des versets du Coran et des incantations. C'est ce qu'on appelle « taggou mbaar » (demander la permission aux esprits).
C'est ce même artiste, ancré dans sa tradition, mais ouvert au monde qui se retrouve sur les plus grandes scènes, avec les plus grands musiciens du monde. Il ne saurait nous dire sa plus belle collaboration « parce qu'une collaboration c'est toujours puissant », c’est normal vu la liste et la passion de l'artiste. C'est pourtant un passionné « pausé », vous savez, de ceux qui ont tout vu et que rien n'impressionne. Il nous parle alors de ses concerts avec Miles à Paris, Mike Jagger, en Angleterre et aux US, de son mois au Zenith avec France Galle dans une salle toujours remplie; Julien Clerc, Bernard Lavillier, Peter Gabriel, Orchestre national de Normandie... Les noms, il les égrène naturellement, avec calme et douceur.
S'il ne fallait retenir qu'un événement, ce serait le bicentenaire de la révolution française, en 1989 avec Wally Badarou qui devait composer la musique de la parade. Ils ont cherché quelqu'un pour accompagner la musique pendant longtemps ils n'arrivaient pas à trouver ce qu'ils cherchaient. Ils m'ont appelé et m'ont fait écouter la musique au téléphone. J'ai dit que ce n'était pas la mer à boire. Ils m'ont envoyé la bande. J'ai appelé les enfants, nous avons écouté et posé le rythme dessus, très facilement.
Pourtant ce qui a le plus marqué le Grand Doudou N'diaye Rose dans sa carrière va bien au-delà des grandes scènes du monde : C'est d'avoir réussi à faire ce qui pour nos anciens était impensable. C'est d'avoir réussi à introduire les femmes dans l'art de battre le tambour et de les avoir fait jouer partout dans le monde. Avant ils n'imaginaient pas non plus que l'on puisse jouer avec plus de cinq (5) personnes. Le jour où je suis venu avec une équipe de dix (10), ils ont dit que j'étais fou, puis je suis arrivé jusqu'à cent (100) et deux cents 200...
Aujourd'hui, c'est lui l'ancien et ses enfants sont tous batteurs. Il leur transmet les règles, les secrets, le savoir, même s'il pense qu’ils ont déjà hérité du « don ». C'est dans le sang nous dit-il. L'ancien trouve la nouvelle génération de percussionniste très doué, mais à ses yeux, il ne respecte aucune règle et cela devient un grand n'importe quoi. « On ne reconnaît plus les notes, ça va trop vite. Ce qu'ils font aujourd'hui ne respecte aucune règle, je ne comprends pas, cela me dépasse ». Son conseil à cette nouvelle génération serait de recueillir les conseils des aînés, d'apprendre les règles et de les appliquer.
Il y a aussi sa fierté d'avoir introduit les femmes dans l'art de la percussion, fierté qui se comprend quand on réalise la révolution que cela pouvait être à l'époque au Sénégal, que de mettre des femmes aux tambours. J'étais invité à une manifestation pour quinzaine nationale du mouvement des femmes. J'ai entendu les présentations des femmes qui étaient là. Mme Annette Mbaye D'erneville : directrice des programmes de la RTS ; Mme Henriette Bathily : professeur ; Mme la secrétaire générale : avocate. J'ai pensé, si les femmes occupaient ces postes-là, pourquoi pas des femmes batteuses ? Le lendemain, j'ai appelé mes filles pour leur dire que je voulais qu'on forme des batteuses.
Les filles étaient sceptiques, mais le père était déterminé et convainquant. Le premier jour, il organise une leçon avec deux d'entre elles. Le lendemain, le reste de la troupe les rejoint spontanément, puis, au fur et à mesure, la troupe s’agrandit de voisines, d'amies... bienvenue chez les rosettes ! « C'est devenu un groupe de femmes batteuses où il n’y avait pas que mes filles ou des filles de griots, mais des jeunes femmes venues de partout ».
L'artiste est un patriarche qui veille sur sa grande famille. Il a quatre (4) femmes et est heureux de voir « qu'elles s'entendent à merveille ». Il nous confie être traité comme un roi par chacune d’elles, et qu'il leur doit en retour partage et complicité.
Mais Parlons-en donc, de ce moment béni, qui nous a valu un le phénomène Doudou N'diaye Rose. Comment est-ce arrivé ?
Moi même je ne sais pas. J'avais neuf (9) ans. J'ai grandi chez mon grand-père paternel qui était imam et qui ne voulait absolument rien savoir du tambour et ce genre de choses. Mais je ne sais comment c'est arrivé, j'ai été happé ! Quand j'allais à l'école, dès que j'entendais battre le tam-tam, je suivais le son qui m'emmenait jusqu'à lui. Pour cela, je marchais cinq (5) kilomètres. Je restais jusqu'à ce que je vois les élèves revenir d'école, je repartais alors avec mon sac d'écoliers à la maison.
À force de faire l'école buissonnière, le jeune écolier finit par se faire dénoncer. Il a été puni à coup de cravache plusieurs fois par son oncle, mais en vain, l'appel du tambour était plus fort que tout. La fois de trop fut celle où il s’est retrouvé avec une clavicule cassée, suite à une « punition ». L'oncle fini par trouver un compromis qui soulagea tout le monde : Aller à l'école les jours de classe, faire ses devoirs, et suivre le fameux appel les jours « off ».
Doudou N'diaye Rose jongle ainsi entre l'école et le tam-tam jusqu'à l'obtention de son certificat d'études, avant de se retrouver dans une formation de plomberie dans une école professionnelle. Il exercera son métier de plombier pendant quarante (40) belles années durant lesquelles il ne quitte pas non plus son tambour. Son tambour est toute sa vie. Sa plus grande fierté est d'avoir mené sa carrière en assumant ses opinions politiques sans n’avoir jamais eu de problème avec personne. (Note du chat : L’artiste est un fervent socialiste). Il est aussi fier d'avoir joué sa partition dans la belle cohabitation islamo-chrétienne au Sénégal, avec son ami feu Julien Jouga, dans ce qui fut une autre étape marquante de sa carrière. Étape dont il se souvient avec beaucoup d'émotion.
C'était mon ami. On était collègues à la radio ou chacun de nous animait une émission le même jour. Je suis allé le voir un jour chez lui, je l'ai trouvé en train de composer un morceau et je me suis mis spontanément à battre un rythme sur la table pour l’accompagner. Il a trouvé cela formidable. La semaine d'après, il est venu à la maison et on a joué avec les enfants. De la est parti une superbe collaboration qui a duré 37 ans.
À 83 ans, après soixante années d'une belle carrière, notre maestro voudrait aujourd'hui transmettre son savoir à plus grande échelle via une école de formation. Le projet est amorcé depuis douze ans (12 ans). J'ai déjà le terrain, il ne me reste que le financement. La coopération française, l'UNESCO, la francophonie, Mitsubishi sont tous prêts à aider au financement, il ne demande qu'une lettre officielle qui vient de mon pays, ce que je n'arrive pas à obtenir. J'ai relancé le gouvernement actuel, j'attends… Oyé oyé investisseurs, mécènes et gouvernement entendez le message !
Doudou Ndiaye Rose aimerait que l'on retienne de lui ce qu'il a apporté à la culture sénégalaise et qu'on le lui reconnaisse. « Au-delà des médailles et distinctions que j'ai reçues, je crois que j'ai fait quelque chose qui mérite que l'on fasse en sorte que mon nom ne s'oublie jamais. C'est important pour moi et mes enfants. J'aimerais qu'une rue ou une école porte mon nom, que l'on sache que le pays m'a rendu hommage».
Nous finirons par ce « bakk » du maestro. Un texte qu'il déclamait toujours avant chaque spectacle pour se ragaillardir, comme le veut la tradition. Aujourd'hui les jeunes appelleraient cela de l'égo trip « Quand le ciel est couvert et que tu fais semblant de ne pas le voir, cela n’empêchera pas la pluie de tomber. Si elle doit tomber, nul ne peut la retenir »
Et nul n'a pu retenir Doudou Ndiaye Rose…
Découvrez ici le morceau "Jeri-Jeri" sur lequel pose le maestro.
Cet article a été publié la première fois sur www.agendakar.com
Comments
Log in or register to post comments