Moh Dediouf : "Qui a décrété que la musique sénégalaise est en crise ?"
Propos recueillis par Keyti
Moh Dediouf, de son vrai nom Mouhamed Diouf, est sans doute le porte étendard d’une nouvelle génération de musiciens sénégalais qui réclame ses influences universelles tout en restant ancrée dans la réalité africaine. Avec sa musique aux saveurs Nu soul, R’n’B, hip-hop, salsa et mbalakh entre autres, Moh Dediouf revendique son appartenance à la musique sénégalaise et fait recours aux pionniers de celle-ci pour convaincre de la pertinence de sa démarche musicale. Il chante en anglais, en français, en wolof et ses textes parlent d’amour, de renaissance africaine, de solidarité entre les peuples mais ces chansons sont d’abord et avant tout une célébration de la vie. Rencontre avec un éternel voyageur.
D’après ce qu’on a cru comprendre Moh, vous étiez en Europe pour des études. Qu’est-ce qui vous a donc emmené à la musique ?
Moh Dediouf : Ce qui m’a emmené à la musique c’est un accident de parcours qui a révélé une certaine réalité que j’essayais d’éluder à cause des pressions sociales et familiales. Je suis donc venu à la musique à cause d’un pari car à l’époque je travaillais dans un hôtel à Méribel en France et un jour un humoriste français nommé Yvan Le Bolloc’h y était avec ses amis. Ils avaient donc fait le pari que je ne pouvais pas chanter la chanson (…) d’Alain Souchon. Je l’ai fait et il était tellement surpris qu’il m’a dit qu’il reviendrait me voir le lundi. Il est en effet revenu le lundi d’après pour me mettre en contact avec un de ses amis pianiste nommé David Mougiel. Une fois dans son studio, il a joué et j’ai juste chanté toutes les mélodies qui me passaient par la tête sans vraiment réfléchir. C’est après que je me suis dit que c’est cela que je cherchais, que je voulais faire pour donner un sens à ma vie, pour rendre mes parents et mon pays fiers. Je me suis rendu compte que c’était cela la plateforme dont j’avais besoin pour m’exprimer en tant qu’être humain, en tant qu’africain.
Plusieurs années après vous être lancé dans la musique regrettez-vous aujourd’hui d’avoir fait ce choix ?
Moh Dediouf : Je ne pense pas regretter mon choix un jour car quel que soit la profession que j’aurais pu faire autre que la musique, l’interconnexion qu’il y a grâce à celle-ci, les découvertes culturelles, les rapports qu’on a avec les gens, on peut difficilement les avoir avec un autre métier. Aujourd’hui j’en suis à mon deuxième album, j’ai remporté 3 prix au niveau international, tout un tas de choses qui m’ont prouvé que je n’avais pas tort. Je n’irai cependant pas jusqu’à dire que je suis né pour ça. J’ai juste des choses à dire, une participation à faire et j’essaye de le faire tant bien que mal. Je ne pense pas finir ma vie dans la musique parce que je crois que bientôt j’aurai envie de faire autre chose avec toujours cette volonté de laisser un héritage à générations à venir et d’avoir le sentiment d’avoir contribué un tant soit peu à l’édifice de mon pays.
Vous venez de nous dire que vous en étiez à votre deuxième album. Pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas pouvez-vous revenir rapidement sur votre discographie et sur vos autres réalisations musicales ?
Moh Dediouf : Mon premier album, Live In The Shade, qui est un album autobiographique est sorti en 2007. Le premier single de cet album, "Aduna", a été primé aux Etats-Unis dans le cadre d’une compétition qui s’appelle International "Songwriting Competition à Nashville". Il y avait 15.000 artistes et on a gagné un prix dans la catégorie «World Music» C’est un album assez éclectique, assez frais où on avait osé faire certaines choses que le marché ne demandait pas, sortir des clivages africains de production et aller au bout de ce que notre génération représente, c’est à dire un métissage de tout. Le deuxième album c’est Smile Way Of Life qui est encore en promo et sur lequel on est allé avec une stratégie de single. C’est donc un album de 13 titres dont deux ont déjà été primés, Africa avec la Coupe du Monde et puis "So In Love" avec les "African Music Awards". Pour ma jeune carrière c’est un signal pour dire qu’on est sur une voie encourageante. Grâce à cela j’ai pu faire beaucoup de collaboration à travers le monde et aujourd’hui je reste déterminé à m’implanter encore plus au Sénégal, ce qui reste un long travail à faire.
Par rapport justement à cet envie de vous implanter plus au Sénégal et au regard de ce qui se fait musicalement ici, le fait que vous ayez décidé d’explorer d’autres univers musicaux auxquels les sénégalais ne sont pas familiers n’est-il pas risqué? Quelle en est la motivation réelle ?
Moh Dediouf : Ecoutez moi je suis sur La Clique Production qui est un label français qui investit de l’argent et qui estime que je dois lui donner un produit qu’il peut vendre dans le monde entier, le Sénégal inclus. Le pourcentage de sénégalais qui vont aimer mon album m’intéresse bien sûr, eux beaucoup moins et c’est donc à moi de faire un travail au niveau local pour m’imposer artistiquement parce que ce sont deux marchés totalement différents. Souvent ceux qui sont les plus connus ici parviennent à se vendre difficilement à l’extérieur. Tout cela pour moi témoigne de la complexité de notre musique, de notre génération et je crois que c’est à nous de résoudre tous ces problèmes. Quand par exemple le rap a commencé ici c’était pareil, y avait pas un public pour ça, tout était à créer et ils l’ont fait. Des groupes comme Xalam ou Touré Kunda ont d’abord eu à s’exiler avant de revenir conquérir le Sénégal. Et moi je crois que le public sénégalais est beaucoup plus mature qu’on ne le pense et je suis convaincu qu’une fois certains problèmes résolus, on pourra produire notre musique d’ici et la vendre à l’extérieur. C’est ce que mon label m’avait demandé sur mon deuxième album et nous sommes venus ici pour en commencer la production, insister plus sur l’utilisation des instruments locaux. C’est ce même album qui a été primé ailleurs. Pour moi c’est juste une question de marketing…
Justement Moh, comment pensez-vous que les sénégalais reçoivent votre musique? En tant qu’artiste vous sentez-vous compris de vos compatriotes ?
Moh Dediouf : Je donnerai juste un exemple: sur ma page facebook, 85% des gens qui me suivent sont sénégalais, vivant au Sénégal ou ailleurs. Je n’ai donc pas une autre fanbase beaucoup plus importante que les sénégalais. Je suis sénégalais et ce que je produis fait forcément partie de la musique sénégalaise. Il est vrai que le mbalakh domine tous les autres genres dans notre pays mais aujourd’hui même le mbalakh est entrain de muer, de s’ouvrir à d’autres influences… Moi en vérité mon problème il est autre et il est lié à mes séjours, à ma présence au Sénégal. Quand on ne reste pas plus de 6 mois sur un territoire, il est difficile de prétendre construire quelque chose de solide. Toutefois, les gens qui viennent à nos concerts adorent ce qu’on fait pour la différence, l’approche musicale que nous leur proposons. Mais je ne vais pas à contre-courant du mbalakh comme beaucoup de gens semblent le penser. La musique que je fais, je la considère comme faisant partie de notre héritage culturel, elle ne m’est pas extérieure...
Est-ce donc pour cela que sur scène on sent de plus en plus d’influences mbalakh dans ta musique? Serait-ce la bonne formule pour se faire accepter au Sénégal ?
Moh Dediouf : Ecoutez, moi je suis de ceux qui croient que tout musicien sénégalais doit s’ancrer d’abord dans la culture sénégalaise avant de prétendre à autre chose. Même dans l’avènement du rap ici, c’est ce qui a fait la différence. Quelle que soit la modernité de la musique qu’on fait, notre message est tiré de la réalité sénégalaise. Moi j’ai grandi et je me nourris toujours de Number One, de l’Orchestra Baobab, de Laye Mboup etc. On ne peut pas se passer de ces musiques légendaires au nom de la modernité. Où que t’ailles dans le monde, on te ramènera toujours à ta culture, à ce que tu es, à l’originalité de ce que tu proposes. Je ne peux pas être né et avoir grandi à Dakar avec tout ce que cela implique et vouloir le nier dans ma musique au nom de la modernité… Je crois juste que notre musique, notre culture a besoin d’être vivifiée, qu’on comprenne que toute notre richesse est d’abord ici et que c’est de là qu’on puisera l’ouverture. Pour aller faire de l’échange il faut emmener quelque chose avec soi. Je me réfère encore au hip-hop sénégalais parce qu’ils ont réussi ce travail d’ancrage là tout en restant ouvert au monde.
La musique sénégalaise traverse aujourd’hui une crise tant au niveau local qu’international comparé à des pays comme le Mali, le Nigéria ou encore la Côte d’Ivoire. Pensez-vous que cela ait un impact sur la créativité ? Pourquoi contrairement aux années 70 ou 80 aujourd’hui peu d’artistes sénégalais sont bien positionnés au niveau international ?
Moh Dediouf : Ça c’est un long débat… Qui a décrété que la musique sénégalaise est en crise ? A partir de quel moment peut-on dire qu’une musique est en crise ? Est-ce que quand en France Touré Kunda a eu un disque d’or et qu’aucun artiste malien n’en avait on a parlé de crise de la musique malienne ? Je pense qu’on a été en avance sur certaines choses pour des raisons historiques qui ont permis à Dakar de rayonner mais que nous nous sommes endormis sur nos lauriers. C’est un peu comme dans le football en fait: nous n’avons jamais été champions d’Afrique mais le reste de l’Afrique n’a jamais nié qu’on avait une équipe de talent. Il n’y a jamais eu autant de talents sénégalais que maintenant je crois. Le problème principal c’est qu’on parle d’un secteur avec des références qui n’existent pas ici. Les producteurs, tourneurs, agences de booking, réseau de distribution, tout ça est inexistant quand on parle de musique sénégalaise. Economiquement la musique sénégalaise existe à peine. Le peu de producteurs qui opèrent jusqu’à présent font comme ils peuvent avec des budgets qui se limitent souvent à ici. Les artistes aussi, individuellement, prennent leur destin en main par le billet d’internet et d’autres outils et vont là où les opportunités sont. L’état de sa part s’est désengagé après Senghor qui avait une attention particulière pour la culture, le nombre de producteurs établis et reconnus est passé d’une multitude à un ou deux… Si donc il faut parler des problèmes de la musique sénégalaise il faut partir de là-bas et se dire qu’il y a tout à faire. Quelles subventions y a t-il aujourd’hui pour les producteurs ou les artistes ? Aucunes! Donc moi je ne parlerai pas de crise car vues les conditions dans lesquelles les gens travaillent, sortir une production c’est de la magie. Si maintenant les sénégalais veulent nous voir jouer à Wembley, que l’état fasse comme la Corée du Sud a fait avec Gangam Style et investisse. Bref, il y a de bons artistes au Sénégal mais il n’y a juste pas l’investissement qu’il faut.
Est-ce cela donc la raison de vos fréquents voyages en Afrique du Sud ? As-tu des projets là-bas ou est-ce qu’il y a un marché qui s’y est ouvert à vous, des collaborations musicales ?
Moh Dediouf : Dans le destin des gens, il y a des rencontres avec des personnes, avec des pays qui nous marquent toute la vie. Moi ma carrière musicale dépend en grande partie de l’Afrique du Sud qui m’a ouvert beaucoup de portes. La sélection pendant la Coupe du Monde par exemple m’a permis de signer avec Sony et d’avoir accès à toute leur industrie musicale qui est pratiquement aussi performante que celle qui est Europe. Je suis donc arrivé à un moment où le label était à la recherche de contenu ouest africain et les choses se sont faites. La suite nous montre qu’ils comprennent et acceptent notre musique. L’Afrique du Sud je dirai m’a même fait oublier mon besoin de m’établir en Europe et si ce n’était pas mon attachement très fort au Sénégal, c’est un pays où je pourrai vivre très facilement je pense.
Mais y a t-il réellement des ponts qui sont entrain d’être crées entre les différentes zones de l’Afrique ?
Moh Dediouf : Oui. Nous avons démarré un projet en 2010 qui s’appelle African Artists for Next Generation où l’idée était de faire se rencontrer ces différentes afriques afin de ne pas attendre les projets politiques pour faire se rencontrer et faire voyager les artistes. Il ya aujourd’hui une compilation qui est en cours et qui est presque finie. Il ya aussi un projet de numérisation que nous avions commencé ici et l’aboutissement en termes de partenaires et d’offres technologiques se trouve en Afrique du Sud. Ces échanges pour nous montrent encore une fois la pertinence d’investir beaucoup plus en Afrique qu’ailleurs. Concrètement maintenant les choses sont entrain de s’accélérer cette année et nous prévoyons d’avoir une «Journée sud africaine» au Sénégal en Mai qui sera un pôle d’échanges, de mode, de musique, de productions cinématographiques, etc. Le souhait serait de favoriser la coopération Sud-Sud afin de ne plus dépendre des subventions du Nord et en cela, les nouvelles technologies nous offrent la possibilité de le faire. Avant cela le Sénégal sera à l’honneur à Johannesburg et Cape Town dans le cadre d’une «Journée sénégalaise» avec pratiquement les mêmes activités que celles de Dakar et des artistes, stylistes, designers sénégalais invités en Afrique du Sud.
On va clore cet interview Dediouf par tes projets musicaux, ceux à venir et ceux en cours car comme tu nous l’as dit le deuxième album est toujours en promotion. Dans ce cadre quelles sont les choses à venir ?
Moh Dediouf : Je reviens d’une tournée sud-africaine là et on sera au Cape Town Jazz Festival au mois de mars et une tournée est prévue en Afrique australe de mars à mai. Je travaille en parallèle sur un documentaire sur l’histoire de la musique moderne sénégalaise pour montrer à cette génération tout le travail qui a été fait, ce qu’on a comme patrimoine mais aussi pour que les légendes qui ont amorcé ce travail ne tombent pas dans l’oubli…
Et un troisième album ?
Moh Dediouf : (Rires) Essayons d’abord de bien vendre le deuxième! Les sénégalais je crois ne connaissent même pas le premier… Aujourd’hui, comme je disais, on est beaucoup plus sur une stratégie de vente single en essayant de sortir un titre tous les quatre mois doublé d’une vidéo. Je pense que c’est assez cohérent pour le moment de faire cela.
Un dernier mot ?
Moh Dediouf : Je vous remercie et bon vent à Music In Africa.
Découvrez la nouvelle vidéo de Moh Dediouf
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