Tuku et Bra Hugh, amis à jamais
Le 23 janvier dernier, l’Afrique s’est remémoré sans doute deux des plus grands musiciens du continent : Hugh ‘Bra Hugh’ Masekela et Oliver ‘Tuku’ Mtukudzi, morts respectivement à un an d’intervalle les 23 janvier 2018 et 2019. Tuku reçut le statut de héros national, faisant de lui le premier musicien à recevoir une telle reconnaissance de la part du gouvernement zimbabwéen. Quant à Masekela, sa famille fit bâtir un pavillon à sa mémoire au cimetière de Westpark à Johannesburg, où il est inhumé.
Le géant du jazz, Hugh Masekela, était connu pour ses talents de bugliste, trompettiste, compositeur, chanteur ainsi que pour sa voix politique révoltée.
Issu de l’âge d’or du jazz en Afrique du Sud, il faisait partie du légendaire groupe The Jazz Epistles aux côtés de Kippie Moeketsi, Abdullah Ibrahim et Jonas Gwangwa [NDLR : ironie du sort, ce dernier est malheureusement décédé à la même date cette année, le 23 janvier (2021)] ainsi que de la comédie musicale itinérante King Kong à la fin des années 1950. Exilé aux États-Unis en 1960, il contribua à faire entendre la voix de l’Afrique en Occident. Au début des années 1960, il partit étudier à Londres et New York et sortit des albums tels que Trumpet Africa (1963) et Grrr (1966). Il fut brièvement marié à Miriam Makeba, et connut des succès aux États-Unis avec les airs de jazz pop « Up, Up and Away » (1967) et le succès numéro un « Grazing in the Grass » (1968), qui s’est vendu à quatre millions d’exemplaires.
Dans les années 1970, il explora des genres différents, dont l’afrobeat et le funk.
Au milieu des années 1980, il retourna en Afrique du Sud, s’installa au Botswana pour travailler avec des musiciens sud-africains sur des albums comme Techno-Bush (1984), qui lui valut un nouveau succès aux États-Unis avec « Don’t Go Lose It Baby », suivi de l’album Waiting For The Rain (1985). D’autres de ses albums de cette période tels que Home (1982) et Tomorrow (1987), firent aussi appel à des musiciens exilés de haut niveau. Il retourna en Afrique du Sud au début des années 1990 et continua d’enregistrer et de se produire régulièrement. En 2004, il publia son autobiographie, Still Grazing. Son album Jabulani, sorti en 2010, remporta le Grammy Award du meilleur album de musique du monde en 2013.
Oliver ‘Tuku’ Mtukudzi était un musicien zimbabwéen de Norton, dans la province du Mashonaland Ouest.
Assurément le musicien le plus vénéré du Zimbabwe, Oliver Mtukudzi et son groupe, les Black Spirits, ont produit près d’une soixantaine d’albums depuis la fin des années 1970. La carrière musicale de Mtukudzi débuta à l’âge de 23 ans avec la sortie en 1975 de son premier single « Stop After Orange ». Il devint professionnel deux ans plus tard, en 1977, en faisant équipe avec Thomas Mapfumo dans le célèbre Wagon Wheels Band et enregistra le tube « Dzandimomotera », inspiré par la guerre de libération du Zimbabwe. Ce titre fut rapidement suivi par le premier album solo de Tuku, également un grand succès.
Grâce à son timbre rauque, Tuku devint la voix la plus reconnue à émerger du Zimbabwe et sur la scène internationale. Il attirait un public dévoué à travers l’Afrique et au-delà. Membre de la tribu Korekore du Zimbabwe, il chantait dans la langue officielle du pays, le shona, ainsi qu’en Ndebele et en anglais. Incorporant des éléments de diverses traditions musicales, sa musique gagna un cachet unique connu de ses fans sous le nom de “Tuku Music”. Son style évolua vers un son zimbabwéen distinct, combinant des formes traditionnelles du mbira, du mbaqanga sud-africain et du style de musique populaire du Zimbabwe, appelé jiti.
Mtukudzi fit des concerts dans le monde entier, se produisant devant un large public au Royaume-Uni et en Amérique du Nord. Il se produisait aussi régulièrement en Afrique du Sud et au Mozambique.
Une amitié sans faille
Les deux musiciens connurent une longue et fructueuse carrière et leur étroite amitié prit racine sur une scène à Harare au début des années 1980. « Je me produisais dans cette petite boîte de nuit, et ce type m’a rejoint sur la scène de manière impromptue et a commencé à souffler dans sa trompette, déclare Mtukudzi au mémorial de Hugh Masekela en 2018. Je n’aime pas les gens qui perturbent mes chorégraphies… Je jouais Ziwere et je me souviens qu’il avait très bien joué. »
À l’époque, Mtukudzi ne savait pas qui était le trompettiste, mais les deux musiciens ont ensuite été présentés officiellement l’un à l’autre, ce qui a marqué le début d’une longue amitié entre les deux hommes. « Cela fait plus de 30 ans que je l’ai découvert, et il ne cesse de m’étonner, déclare Masekela à la BBC en 2015. [Notre] synergie vient du fait que nous tirons nos sources et nos ressources de notre héritage… Il se trouve que nous avons les mêmes origines rurales, et par conséquent, nous nous retrouvons facilement dans la musique de l’autre. »
Les deux amis se sont produits pour la dernière fois ensemble à Harare en 2017, et leur dernier enregistrement commun a été « Tapera », une conversation downtempo guitare-trompette entre les deux grands. Cette chanson est tirée du dernier album de Masekela, No Borders. Leur disparition a entraîné une foule d’hommages venus du monde entier, dont beaucoup ont salué la musicalité et l’effervescence artistique des deux musiciens.
Vénérés par leurs confrères, les deux artistes représentaient une source d’inspiration inégalée pour une nouvelle génération de musiciens. Le centre artistique Pakare Paye de Mtukudzi, qui a vu le jour en 2004, est synonyme de développement artistique et d’éducation pour les jeunes générations de musiciens. Tuku était connu pour avoir pris sous son aile de nombreux talents prometteurs, dont le saxophoniste Joseph Chinouriri. « J’ai eu la chance de travailler avec lui pendant environ cinq ans, déclare M. Chinouriri. C’est incroyable qu’il m’ait consacré du temps et ait été un mentor de chez moi à Harare, où je vivais. Il était si spécial. Il ne fait aucun doute que son travail se perpétuera pour de nombreuses générations à venir. »
L’ancien bassiste de Tuku, Never Mpofu, affirme qu’il est impératif d’avoir plus de centres d’art qui « s’adressent strictement aux musiciens en devenir… Malheureusement, certaines de ces initiatives sont autofinancées, ce qui contraint les jeunes musiciens à perdre de vue leur objectif principal. Les gouvernements africains doivent s’engager ici à apporter ce soutien vital à ces institutions ».
Selon Mpofu, l’héritage de Mtukudzi et Masekela repose sur leur aptitude à créer des sons hybrides à partir de musiques nouvelles et anciennes. Le style de Masekela fusionnait des motifs rythmiques africains avec les swing et jazz occidentaux, tandis que Mtukudzi avait créé la musique Tuku, une coalescence de jazz et de jiti. Outre sa voix rauque et son charisme sur scène, ce dernier maîtrisait plusieurs langues.
L’exilé volontaire Masekela entretenait la flamme de la liberté dans le monde entier tout en combattant l’apartheid par sa musique et en mobilisant le soutien international pour sensibiliser le public à l’État autocratique sud-africain d’avant 1994. Mtukudzi, quant à lui, exprimait avec audace ses vues sur la société, mais évitait la controverse politique directe. Néanmoins, lorsque la politique dominait le discours social dans son pays, ses chansons, telles que « Ndipeiwo Zano », « Neria », « Todii » et « Street Kid », offraient aux Zimbabwéens de l’espoir en l’avenir.
« Ces chansons permettent aux jeunes générations de se pencher sur leur passé pour mieux forger leur avenir, affirme le rappeur et militant zimbabwéen Outspoken. La musique s’est toujours trouvée entremêlée dans l’ADN des gens pour inspirer l’espoir, susciter la défiance, communiquer l’émotion et enseigner de manière à ce que l’esprit mène la conversation. Le cœur écoute attentivement et l’esprit réimagine les choses qu’il sait déjà. »
Selon Mpofu, les paroles de Mtukudzi racontent des histoires à plusieurs niveaux accompagnés de mélodies subtiles pour susciter les bonnes réponses émotionnelles des auditeurs. « L’un de mes meilleurs souvenirs concernant le travail de Tuku est la façon dont il prenait toujours du temps pour ses compositions. Peu importait sa charge de travail, il allouait toujours du temps pour bien faire les choses car il voulait que le travail soit méticuleusement fait avant la sortie ».
Mpofu a rejoint le groupe Black Spirits de Mtukudzi en 2000 et enregistré les albums Vhunze Moto, Nhava, Tsivo, Tsimba Itsoka, Rudaviro et Dairai. « Ce fut la période la plus importante de ma carrière en termes de tournées, que ce soit au niveau national, continental ou international. L’expérience à elle seule a été assez bouleversante : rencontrer et vivre parmi des gens d’origines culturelles différentes, hisser notre drapeau national et être apprécié pour ça » déclare Mpofu.
La confiance que Masekela et Mtukudzi avaient dans leurs capacités musicales, leur culture et leur héritage était inébranlable. Les deux hommes composèrent de la musique pour justifier leurs prouesses artistiques et intellectuelles, et leur contribution restera inégalée pour les décennies à venir.
Cet article a été rédigé en anglais. #AuxSons l’a traduit en français et partagé sur son site dans le cadre d’un partenariat média avec Music In Africa.
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