Le séga mauricien
Ce texte fournit un aperçu du séga, la musique traditionnelle de l'île Maurice aussi appelée ' le blues de l'océan Indien.
Les origines du séga
Du 17ème au 19ème siècle, des esclaves de l'Afrique et de Madagascar, transportés contre leur volonté sur l’Île de la France, aujourd’hui l'île Maurice, forgent progressivement leur propre identité sur cette terre d'exil. Ils improvisent de la musique et dansent autour des feux de camp pour oublier les conditions de vie difficiles de l’époque.
Les chansons et les rythmes de l'Afrique occidentale,du Mozambique, du Zanzibar ou de Madagascar résonnent alors jusqu'à l'aube. Ces diverses influences africaines mêlées à la polka et aux quadrilles de l'Europe donnent naissance à une danse et une musique insulaire, le séga.
La ravanne est inséparable du séga. Il s’agit d’un instrument à percussion, fabriqué à partir d'une peau de chèvre ("lapo cabri" en créole mauricien) tendue sur un cadre circulaire en bois. La ravanne ressemble à un grand tambour de 30 à 70cm de diamètre.
Contrairement à la plupart des tambours, la ravanne se joue avec les deux mains. On frappe la peau de la ravanne verticalement (à l’instar de la conga ou du bongo). Le ‘ravannier’, ‘tanbourié’ ou ‘tanbouyé’ joue assis, accroupi ou debout en gardant une jambe légèrement élevée tout en plaçant la ravanne sur sa cuisse gardant ainsi les deux mains libres. Les joueurs doivent régulièrement réchauffer leur ravanne, carla peau doit être bien tendue pour que l’instrument résonne. C'est la raison pour laquelle le séga est traditionnellement joué autour d'un grand feu de camp.
Le séga est toujours accompagné par la ravanne, mais également de deux autres instruments traditionnels : la maravanne ; une boîte mince et rectangulaire faite de tiges de canne à sucre séchées que l’on remplit de graines séchées ; qui donne le son rythmique et aigu du séga; et le triangle formé d'une tige d'acier recourbée pour former un triangle sur lequel on frappe à l'aide d'une baguette métallique.
La ravanne, la maravanne et le triangle sont les trois instruments de base du séga ravanne, le séga typique ("séga tipik") de l'île Maurice. L'origine exacte de cette percussion n'a jamais pu être tracée. Certains disent que le mot ravanne est d'origine tamoule tandis que d'autres affirment que le mot 'séga' vient du tchega, une danse du Mozambique ou du mot swahili 'séga'.
Menwar, un ravannier contemporain se souvient : « Tous ces vieillards dans Cassis, leur musique nous parlait… en ‘mots du petit chevreau’. Pourquoi ? Parce que les mots sont magiques.Ils fabriquaient leurs ravannes à l’aide d'un cadre en bois circulaire et d’une peau de chèvre mais ils ajoutaient trois trous munis de trois petits anneaux métalliques au cadre. À l'époque, ils utilisaient des pièces de cinq sous. La ravanne accompagnait les cérémonies, qu’ils appelaient "des services". Quand ils jouaient, ils entraient en transe et ceux possédés par Babani, pouvaient se cogner la tête sur un mur et ne rien sentir - voilà à quoi l'instrument servait ».
Une musique marginalisée
Les premiers colons et missionnaires désapprouvent les soirées où les esclaves se laissent emporter au premier son de la ravanne. Ils considèrent alors la danse beaucoup trop sensuelle, le rhum trop répandu et les bagarres trop fréquentes. Pour les esclaves, cependant, c'est le meilleur moyen d'oublier leur semaine de privation dans les champs de canne à sucre et sur les propriétés coloniales. Ils se réunissent après le coucher du soleil autour d'un feu de camp et composent des sirandanes (une forme de devinette en langue créole) et chantent et dansent toute la nuit aux rythmes familiers leur rappelant leur terre natale. La musique est cependant mal vue par l'Église catholique et des autorités coloniales.
Le séga commence à perdre son caractère ritualiste vers le début des années 1900, pour véhiculer la chanson improvisée, par des jeux de mots, des expressions à double sens et l'onomatopée, caractéristiques du genre. Après l'abolition de l'esclavage, la population noire se retire dans des camps sur les rives de la Rivière Noire et à Mahébourg. C’est ainsi que le vieux séga prend la forme de l’appel d’un tambour suivi par un thème principal, généralement chanté par une femme, que le chœurreprend, engageant la foule et les danseurs.
Pendant ce temps, les musiciens noirs et métis fréquentant toujours le cercle des propriétaires blancs, développent un séga plus raffiné, mélangeant des éléments traditionnels à l'orchestration européenne, interprété lors des fêtes ou pour honorer des invités.
Plus tard, des instruments à percussion indiens comme le dholok et le tabla sont adoptés. Ainsi né le séga bhojpuri (ou chutney séga ou encore Bollywood séga). D'autres variantes se développent naturellement à savoir, le séga ravanne ou séga salon, le séga pop, le séga zouk, le séga disco et le seggae, une fusion du séga et du reggae jouée par la communauté Rasta engendrant des artistes comme Kaya et Racinetatane; le séga folk devient le séga engazé ou séga engagé, avec des artistes comme Bam Cuttayen, Grup Latanier et Soley Ruz, tous porteurs d’un message puissant.
Toutes ces variations du séga s’inspirent des tendances internationales et dériventdu séga acoustique traditionnel ou "séga tipik". De nouvelles formes de séga prospèrent également dans lesîles voisines, notamment le séga tambour et le séga kordéon à Rodrigues, le maloya à l’île de la Réunion et le moutia aux Seychelles.
L’effet Ti Frère
Interdit depuis de nombreuses années par les autorités coloniales et l'Église catholique, ce n’est que vers les années 50 que le séga commence à être jouédans les fêtes privées de l'aristocratie blanche, animées par le légendaire Ti-Frère.
Né Joseph Alfonse Ravaton, Ti-Frère apprend le séga et des ballades en accompagnant son père, lui-même musicien de séga de renom. Ti frère fait ses premières armes en jouant aux danses ‘zarico’ dans la cour des gens qui retenaient ces services pour des fêtes, des pique-niques de plage ou pour divertir les colons après leurs parties de chasse. Il bâti sa réputation lors des concours locaux de ‘pariages séga’ organisés dans différents villages, des séances de nuit où le public et les danseurs sélectionnent le gagnant.
Ti Frère devient un héros local. Il enregistre le premier 45 tours à sortirà l'île Maurice en 1948. Il connaitra la gloire nationale après ' la Nuit du Séga’, le 30 octobre 1964. Le séga est finalement accepté comme une expression artistique et Ti Frère est couronné 'Roi du Séga '. Il ajoute l'accordéon diatonique à la ravanne, la maravanne et au triangle traditionnels et devient maître de l’improvisation, racontant la vie mauricienne, ses hauts et ses bas, à travers sa musique.
Selon l'auteur et le Professeur JMG Le Clézio, « La voix de Ti Frère a un ton à la fois souriant et railleur. Sa voix est un cri, un grincement, un gémissement. Un timbre grave et doux à la fois. Une voix qui nous rapproche de l'Afrique la plus profonde. Son séga est authentique, sensuel et païen ».
Acceptation nationale
Alors que Ti Frère ranime discrètement le séga dans les cercles privés pendant les années 50 ; Serge Lebrasse, une autre figuredu séga, entre en scène. Alors agé de 15 ans, Serge se déplace avec sa famille de la ville de Rose-Hill vers le Quartier Militaire, le village où Ti Frère a vécu. Il se souvient : « J'étais son voisin et il me fascinait. Je le voyais avec ses amis après le travail à la boutique du chinois, faisant la conversation tout en buvant du rhum et en chantant le séga en créole. Bien que 30 ans plus agé que moi, nous sommes devenus amis et je l’accompagnais dans les fêtes après les parties de chasse au cerf qui se terminaient toujours par le séga ».
Après un bref séjour dans l'Armée britannique vers la fin des années 40, Serge devient instituteur. Son supérieur remarquesa belle voix et l’envoie étudier la musique avec l'Orchestre locale de la Police, où il compose ses premières chansons. « Lors d’un événement au théâtre du Plaza, soudainement le chef de musique me demande de chanter mon séga. A ma grande surprise, mon interprétation est suivie d’applaudissements et de cris du public! Après le concert, John Venpin, un commerçant chinois qui venait tout juste de lancer Dragon Records, est venu me voir et m'a demandé d'enregistrer la chanson.Il n'y avait aucun studio à ce moment-là, nous avons donc enregistré dans la maison de M. Venpin au China Town à Port Louis. Le disque est vite devenu un hit, même si le séga était toujours tabou à l’époque. La classe moyenne des Créoles snobait cette musique. Mais ma chanson ‘Madame Eugène’ est devenue populaire en quelques semaines ». Sortie en 1957, ' Madame Eugène ' est le premier séga à succèset conquit l'île entière.
Vers le milieu des années 60, le séga devient un symbole de fierté et d’identité nationale. Une nouvelle génération chante le séga et le studio Dragon enregistre la majorité des futures stars du séga notamment Roger et Marie-Josée Clency, Alain Permal et Georgie Joe.
Avec l'apparition d'instruments électriques (batterie, synthétiseur, guitare basse et guitare électrique), l'afflux du funk, de la soul et du jazz de l'Ouest, le séga se commercialise adoptant davantage les rythmes enjoués. L'influence de la pop, du funk et du jazz transforme la scène musicale mondiale pendant les années 70, le séga incorpore à son tour des rythmeset accords de ces genres. Les pistes de danse vibrent au son plus chaleureux et funky du séga. Les orchestres s’équipent d’amplificateurs, de claviers, tambours et guitares électriques.
L'île voit l’émergence de nouveaux artistes de séga avec une nouvelle génération de chanteurs charismatiques devenant des célébrités nationales. Le séga, chanté en créole, devient la musique nationale, unissant toutes les communautés de l'île.
Les mauriciens d’origine européenne, africaine, indienne, chinoise, hindoue ou musulmane - tous dansent et apprécient le séga. La musique s’étend avec le même succès aux autres îles créoles à travers la région : les Seychelles, la Réunion, Rodrigues et les Chagos. Même les îles non-créoles comme Madagascar et les Comores dansent sur le nouveau son du séga moderne.
Les années 70 sont décisives pour le séga mauricien. C’est l’époque où leséga rejoint les bacs de disques aux côtés d'Elvis Presley, de Cliff Richard, des Beatles, des Rolling Stones, de Deep Purple, Otis Redding et James Brown. C’est l'âge d'or du séga.
La danse séga
Le séga s’exécute typiquement en couples qui se tiennent face à face sans se toucher. Les danseurs bougent les hanches et les mains au rythme des percussions, en faisant des petits pas. Souvent au milieu de la danse, le couple s'agenouille et se penche l’un sur l’autre en un mouvement ‘en bas en bas’, un mouvement de va et vient sensuel.
De nos jours, les mauriciens se réunissent, principalement les week-ends, autour d'un feu de camp pour jouer, chanter et danser le séga à petit pas comme le faisaient leur ancêtres esclavesqui ne pouvaient soulever leurs pieds du sol à cause des chaînesqu’ils portaient aux chevilles.
Le séga d’aujourd'hui
Malgré tous les développements instrumentaux et rythmiques, la ravanne est toujours utilisée, grâce aux vétérans comme Fanfan, Serge Lebrasse, Marclaine Antoine et Michel Legris. Parmi les artistes contemporains, Menwar a donné un nouveau souffle à l'instrument.
Il a en effet créé son propre style en utilisant la ravanne pour explorer l’utilisation de la percussion au-delà des rythmes séga. Prosper, de l'île voisine de Rodrigues, a aussi ravivé les instruments traditionnels de sa jeunesse.
La ravanne traditionnel est aujourd’hui remplacée par une ravanne faite de peau synthétique ou d’un djembé africain. Puisque ces peaux restent tendues, nul besoin de réchauffer les instruments, les rendant plus pratiques pour des concerts. Mais ces alternatives ne remplaceront jamais le son distinctif d'une peau de chèvre tendue. Il ne reste malheureusement que peu de fabricants de la ravanne traditionnel et les peaux de chèvres sont plus difficiles à trouver de nos jours, puisque l'élevage de chèvres est de moins en moins pratiqué à l'île Maurice.
Les esclaves et autres immigrants qui débarquent sur l’Île de la France ont bâti une culture insulaire qui unit aujourd'hui toutes les communautés dans l'île. Tous leurs descendants parlent la langue créole. Le séga ravanne est la danse et la musique nationales de l'île Maurice, un symbole de l'héritage culturel du pays.
La ravanne sera toujours l'instrument traditionnel représentatif de l'île Maurice. « C'est le seul instrument qui accompagne le séga dès ses débuts », affirme Menwar. « Les instruments se croisent comme les gens. Lorsque le tabla, le djembé et les congas débarquent à l'île Maurice, ils sont tous intégrés au séga. Mais la ravanne est certainement le symbole de notre musique, c'est notre emblème, comme le dodo ». Tant que le séga vivra, la ravanne continuera à résonner dans cette région du Sud-ouest de l'Océan Indien.
Adapté des notes du livret de l’album de compilation Soul Sok Sega (Strut Records, 2016) et réédité avec la permission de l'auteur.
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