Pedro Kouyaté : Fusion spirituelle et musicale au cœur de l'Afrique et du jazz
Mardi 5 novembre 2024, 10 heures passées de quelques minutes, à Dakar au Sénégal, le soleil darde ses rayons sur la ville, illuminant les rues d’une lumière chaude. À Paris en France, un ciel brumeux s’étend sur la capitale, où l’automne se meurt lentement dans une fraîcheur persistante. Pourtant, à des milliers de kilomètres de distance, ces deux réalités se rejoignent par un simple fil invisible. L’entretien avec Pedro Kouyaté prend place à travers un canal virtuel, un pont d'Enstein-Rosen, un trou de ver, qui durant plus d'une heure, efface les frontières entre l’Afrique et l’Europe.
Dans ce cadre entre espace et temps, Pedro Kouyaté, de sa France d’adoption, nous dévoile son univers musical, fusion d’héritage griot et de sonorités contemporaines, traversant les genres du jazz, du blues et du mandingue. À travers son album Following, il nous invite à une exploration sonore qui rend hommage à la spiritualité africaine, aux traditions ancestrales et aux voix des ancêtres. Ses mots, chargés d'émotion et d’histoire, dessinent les contours d'un parcours riche et intime, où l’amour de la musique et de l’Afrique se rencontrent.
Cet entretien est une traversée de l’âme de l’artiste, une rencontre entre l’héritage et la modernité, entre la mémoire et l’avenir, où chaque mot est une note, chaque phrase un accord. Voici l’histoire de Pedro Kouyaté, racontée à travers ses paroles et ses mélodies, une invitation à redécouvrir les racines profondes de la musique.
Lamine BA : Bonjour Pedro, merci de nous accorder cette interview.
Pedro Kouyaté : Bonjour Lamine Ba, et bonjour à tous les lecteurs de Music In Africa. Bonjour à tous les lecteurs qui te lisent à travers le monde. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai pu connaître vraiment ton travail, ton métier et ce que tu fais. Merci pour ça, et je sais ce que ça vaut d'être en conversation avec toi. Merci pour ta porte ouverte.
Lamine BA : C’est un réel plaisir pour moi ! Avant que nous parlions de ton album Following, pourrais-tu te présenter et nous parler un peu de ton parcours musical avant la sortie justement de ton album, prévue le15 novembre prochain?
Pedro Kouyaté : Je me présente très rapidement. Je m’appelle Pedro Kouyaté, je suis né au Mali, à Bamako. Je suis malien, un Africain de l’Ouest. On va perdre beaucoup de temps si je parle de mon modeste parcours. Ce que je sais, c’est que je n’ai rien fait encore, parce que j’ai souvent fui les opportunités. Par contre, j’ai été formé par des têtes couronnées en Afrique comme Ali Farka Touré, Toumani Diabaté, et Ballaké Sissoko.
Depuis quelques jours, on a perdu Toumani Diabaté, que son âme repose en paix. Depuis là-haut, il me surveille, et Ali Farka aussi. J’ai quand même beaucoup de chance d’être Kouyaté, d’être griot. La carrière commence depuis le ventre de sa maman. Depuis ta maman, depuis ta conception.
Lamine BA : Ça résonne vraiment… C’est une belle manière de voir les choses.
Pedro Kouyaté : Oui, depuis la conception, ta carrière commence. Parce que tu ne viens pas que pour ta famille quand tu es enfant de griot. Tu viens pour le monde entier, ton village, ton quartier, ton pays et les autres pays qui t’attendent. Je vais te raconter une histoire sur mon père et ma mère.
Mon père travaillait à la radio du Soudan et était un touche-à-tout, un homme vraiment passionné par la musique. À cette époque, son chauffeur était un certain Ali Farka Touré. C’était une époque assez intense, où ma mère et lui étaient amoureux, mais leur relation n’était pas du tout acceptée par mon grand-père. Ce dernier était contre cette union et disait que si mon père continuait à fréquenter ma mère, il lui tirerait dessus.
Mais un jour, ma mère est tombée enceinte, et mon grand-père, qui était très respecté dans la communauté, a dû affronter la mosquée, qui lui a dit que si elle n’acceptait pas cet enfant, il y aurait de gros problèmes. Mon grand-père a donc changé d’avis et a accepté ma mère. Cela m’a beaucoup marqué, cette histoire d’amour, de résistance et de transition. Et c’est ainsi que je suis là, aujourd’hui, pour partager mon histoire.
Lamine BA : Une belle histoire d’amour et de persévérance. Parlons de Following. C’est un album que j’ai écouté, et il y a un mélange de jazz, de blues et de sonorités mandingues. Qu’est-ce qui t’a inspiré à fusionner tous ces genres-là ?
Pedro Kouyaté : Déjà, je remercie ma belle équipe, ma nouvelle équipe Jazz Magazine, et mon manager, Édouard Rinker, qui est un nom qu’il faut absolument connaître. Notre rencontre n’existait pas avant ce projet d’album, mais quand il a écouté l’album, il s’est rendu compte que nos intérêts se rejoignaient, et il a décidé de s’y intéresser. Il a un label, ce qui est important de préciser.
Jazz Magazine, c’est bien plus qu’un magazine, c’est aussi un label avec son propre studio dans un lieu qu’on appelle le Quai Records. La deuxième partie de l’album a été enregistrée là, tandis que la première partie a été réalisée au studio La Fugitive avec Olivier Bodin. Ce label et ce studio ont été des moteurs pour propulser ce projet.
Je pense qu’il est important de rappeler que ce mélange de genres se retrouve aussi dans les albums de Michel Legrand, en particulier Le Grand Jazz, qui m’a beaucoup inspiré. Ce mélange est une continuité, c’est un rêve d’enfance de connecter les sons d’Afrique avec d’autres genres musicaux.
Lamine BA : C’est un album fascinant, vraiment un mélange unique. Ce projet célèbre aussi la spiritualité ancestrale et les traditions africaines. Comment, en tant que griot, tu arrives à intégrer cette dimension dans les sonorités mandingues, jazz et blues qui composent cet album ?
Pedro Kouyaté : Bien sûr, Lamine, merci pour cette question. Déjà, moi, j’ai une manière particulière de fonctionner pour me protéger. J’ai mis en place des gestes, comme la respiration et la méditation, qui m’aident à me connecter avec mon être profond. Mais en vérité, l’homme ne peut pas échapper au sommeil. Tout le monde dort, et pendant ce sommeil, il y a cette petite mort qui nous amène ailleurs, dans un autre état de conscience.
Les conteurs et écrivains africains, qui n’ont jamais écrit mais qui ont transmis leurs savoirs oralement, ont toujours enseigné l’importance de l’écoute. Comment trouver une solution à un problème si tu ne t’écoutes pas d’abord ? Comment comprendre l’autre si tu ne t’es pas mis sur le pont de l’amour et de la spiritualité ? Aujourd’hui, beaucoup de gens mettent des fortunes pour aller dans des retraites de yoga. Mais qu’est-ce que le yoga ? C’est une forme de spiritualité. C’est la respiration.
Le monde moderne va trop vite. Tu prends le métro et tout le monde est sur son téléphone. C’est pareil dans la rue. Mais ce qu’on voit de moi, c’est juste ce moyen de me protéger. La spiritualité passe par l’écoute. L’arbre est spirituel. La terre est spirituelle. Tout dans la nature est spirituel. La musique, pour moi, est le chemin le plus court pour arriver à la spiritualité et faire ressentir cela aux autres.
Lamine BA : Tu parles beaucoup de spiritualité, mais tu évoques aussi les ancêtres et la tradition orale. Quel est le lien entre ces éléments et ta musique ?
Pedro Kouyaté : C’est tout lié. La spiritualité, la tradition orale et les ancêtres, tout est connectée. Le défi que nous vivons tous, c’est de comprendre la relation entre la vie et la mort. Le temps est ce qui gouverne tout, et tout ce qui résiste au temps se répète. Les choses qui ne se répètent pas se meurent.
Je parle toujours de la spiritualité parce que j’ai expérimenté cela moi-même. Je suis le prototype humain, comme tout être humain sur Terre. C’est pourquoi je prends le temps d’appeler les ancêtres et de leur rendre hommage à travers ma musique. Quand tu comprends cette connexion, tu ne loupes pas les opportunités qui se présentent.
Lamine BA : Un des morceaux qui résonne particulièrement dans ton album est « Tissus ». Pourquoi ce thème te tient-il à cœur ?
Pedro Kouyaté : L’idée de « Tissus » m’est venue en observant la société. Le tissu représente à la fois le corps humain et les liens sociaux. En Afrique, le tissu est sacré : il habille, il embellit, il protège.
Je me souviens de mes tantes qui allaient se faire coudre des tenues pour les grandes occasions. C’était aussi un moyen de renforcer les liens, car les femmes s’arrêtaient dans la rue pour demander : « Où as-tu acheté ce tissu ? ». Aujourd’hui, malheureusement, le tissu social se déchire. Les familles se divisent pour des rivalités inutiles, alors qu’elles ont une chance unique de partager une même origine.
Lamine BA : Il y a aussi « Sage-Femme », un titre qui rend hommage à la féminité. Peux-tu nous en dire plus ?
Pedro Kouyaté : « Sage-Femme » célèbre la sagesse féminine. Les femmes sont les porteuses de vie et de paix. Elles incarnent une spiritualité qui manque souvent aux hommes.
Dans mon propre parcours, j’ai toujours accepté la part féminine en moi. Cette féminité est une force qui permet d’apaiser les conflits et d’engager des dialogues constructifs.
Lamine BA : Tu as mentionné des collaborations prestigieuses pour cet album, notamment avec Oxmo Puccino, Eric Truffaz et Manu Katché. Comment ces artistes ont-ils enrichi ton processus créatif ?
Pedro Kouyaté : Ces collaborations ont été des bénédictions. Travailler avec des artistes comme Eric Truffaz, un véritable spirituel, m’a permis de repousser les limites de ma créativité. Oxmo Puccino, lui aussi d’origine malienne, a apporté une profondeur poétique unique à cet album. Chaque artiste invité a contribué à bâtir un pont entre leurs univers et le mien.
Le confinement a été une période de réflexion intense pour moi, où j’ai pu me recentrer et redéfinir mes aspirations artistiques. Ce fut un moment clé pour créer un album qui célèbre non seulement la musique, mais aussi l’âme africaine.
Lamine BA : Tu parles aussi de ta relation avec l’Afrique, ton lien avec ce continent. Quelle place accordes-tu à l’engagement dans ta musique ?
Pedro Kouyaté : Mon lien avec l’Afrique est un lien indéfectible. Ce que je fais dans ma musique, c’est aussi un engagement. L’artiste a un rôle essentiel. Il doit s’exprimer tout en protégeant les siens. Mon lien avec l’Afrique est profond. Je viens d’une famille multiculturelle, et j’ai une fille métisse. Cela m’oblige à avoir un regard nuancé sur les problématiques sociales et politiques. Avec mon association, je travaille à la construction d’une médiathèque dans mon quartier d’enfance au Mali. L’éducation et la culture sont des outils essentiels pour bâtir un avenir meilleur.
Lamine BA : Merci pour cet échange riche et profondément inspirant, Pedro.
Pedro Kouyaté : Merci à toi, Lamine, et à tous ceux qui prendront le temps d’écouter Following.
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