L’éducation musicale en Côte d’Ivoire
Par Thomas Jacques Le Seigneur
C’est à Elima dans la région Sud-Comoé, qu’en 1887, la première école moderne de type occidental ouvre ses portes. La musique fait partie des enseignements qui y sont dispensés. Après une parenthèse entre 1914 et 1924, où celle-ci s’absente du cursus scolaire, elle est rétablie dans le programme pour y rester présente jusqu’à nos jours. Cette éducation artistique d’origine européenne, essaye avec difficulté depuis les Indépendances de prendre racine ; mais elle est encore loin du rôle pédagogique qu’elle pourrait jouer dans la société.
Adaptation Culturelle
L’éducation musicale ne peut être dissociée de l’histoire coloniale et postcoloniale ivoirienne. Elle est le résultat de l’adaptation, de la superposition et de la divergence de certaines valeurs culturelles locales avec celles de l’occupant français. Le mot éducation par exemple, dans son acception européenne moderne (prenons par exemple la définition d’Emile Durkheim[i]), se rapproche des conceptions du même concept dans plusieurs langues vernaculaires ivoiriennes. Chez les Akans du centre (Baoulé) et de l’est (Agni), on désigne le fait d’éduquer un enfant par l’expression “Ba Talè” qui signifie littéralement “planter un enfant”; chez les Mandés du nord, l’expression s’y rapportant serait “Ka Déni lamon” qui veut dire “faire mûrir l’enfant”.
Ce qui différencie peut-être plus la pédagogie “traditionnelle” française et ivoirienne est sans doute le medium par lequel chacune d’elles passent ; tradition écrite pour la première, tradition orale pour la seconde. Cette différence est particulièrement observable dans les arts et leurs transmissions. D’ailleurs la compréhension du mot musique en occident ne comprend pas les multiples formes qu’elle peut prendre dans ses conceptions ivoiriennes. En français, selon le CNRTL[ii] la première définition du mot musique est une “combinaison harmonieuse ou expressive de sons”. Dans de nombreuses sociétés ivoiriennes, l’expression sonore n’est pas dissociée des autres formes artistiques comme la danse. Dans plusieurs langues vernaculaires locales, on utilise sans distinction le même mot pour désigner la danse et la musique ; chez les Bétés, chant et danse est désigné par le même mot, “lô”. Il en est de même chez les Mahous avec le mot ‘lon’
Le contexte ivoirien
La Côte d’Ivoire est à l’intersection de grandes aires culturelles que son histoire coloniale ne saurait effacer. On peut répartir les différentes sociétés présentes sur son territoire en quatre grandes familles linguistiques qui correspondent à autant de manières de concevoir et transmettre la musique : les Gurs au nord et nord-est du pays, les Krous dans la partie occidentale et centrale du pays, les Mandés à l’ouest et nord-ouest du pays ainsi que les Akans ou Kwas sur le centre, l’est et le sud lagunaire.
Il faut aussi noter que la culture nationale s’est enrichi des influences d’une population étrangère très importante[iii].
Avec une population nationale extrêmement jeune (en 2014, un peu plus de 77% de la population, soit 4 ivoiriens sur 5, étaient âgés de moins de 35 ans[iv]), l’éducation est une priorité de l’état ivoirien. Cependant, cette volonté politique de la constitution d’une éducation nationale solide n’est pas homogène. D’abord, comme se plaisait à l’appuyer le président Félix Houphouët-Boigny, en déclarant “l’avenir appartient à la science et à la technologie”, l’éducation musicale est souvent vu comme secondaire vis à vis d’enseignements jugés plus “intellectuels”.
Ensuite, comme nous allons le voir, le développement d’un enseignement musical en Côte d’Ivoire ne s’est pas fait de la même manière dans toutes ses institutions scolaires.
Cartographie de l’éducation musicale en Côte d’Ivoire :
Dès le préscolaire, la législation ivoirienne depuis 1977[v], stipule dans son article 14 que l’école maternelledoit aider à “l’expression artistique et corporelle”. L’éducation musicale correspond à cet âge, à l’initiation musicale et au chant. Cependant, dû au fait d’un manque de formation et parfois d’intérêt des enseignants, la musique est souvent absente de ces écoles. D’ailleurs, les établissements concernés (trop peu nombreux il faut dire) ne touchent qu’une population marginale ; avant 2001 on comptait seulement 8,82% d’enfants en âge de fréquenter un établissement préscolaire, qui y étaient inscrits. Par conséquent à ce niveau, très peu d’enfants sont concernés par l’éducation musicale.
Au primaire, l’éducation musicale est comprise dans les enseignements à dispenser. Il faut noter que de 1887 jusqu’à 1971 la pratique musicale se limite à la pratique du chant dans ces écoles, basée sur un répertoire français. Longtemps après son indépendance, on entendait encore dans les écoles ivoiriennes, les enfants chanter des chansons traditionnelles de l’ancien pays colonisateur, et entonner la marseillaise… Après une décennie de programmes scolaires télévisuels (de 1971 à 1982), sont rédigés les premiers documents sur l’enseignement primaire où figure une place pour l’éducation musicale. L’éducation musicale de ce cycle se rapporte toujours aujourd’hui à ces mêmes textes.
En 2001, 82,04% des 2 049 000 enfants scolarisables avaient accès à l’enseignement primaire donc aux cours de musique. Cependant comme pour le préscolaire, dû à un problème de formation et de mise en valeur de cette matière, l’éducation musicale est souvent peu ou mal enseignée bien que figurant dans les programmes scolaires. Les maîtres, libres dans leurs enseignements, et ne recevant qu’une instruction limitée dans ce domaine, profite souvent du temps destiné à la musique pour enseigner d’autres matières qu’ils jugent plus importantes.
Aux secondaires également, la musique est aujourd’hui inscrite dans les programmes de ce cycle éducatif. Si en 1960, l’enseignement de la musicale n’existait pas dans le secondaire général, elle apparait en 1971 par la création d’une structure de formation d’enseignants spécialisés : l’Institut National des Arts à Abidjan en collaboration avec la plus ancienne Ecole Normale Supérieure. Cependant comme pour le primaire, avant 1982 le programme d’éducation musicale est le même que celui du modèle français. Celui-ci se répartit autour de trois pôles : chant, solfège, histoire de la musique européenne. Depuis, un programme “africanisé” a tenté de rendre plus ivoirien ce programme hérité de l’histoire coloniale. Cependant peu de consignes et de prescriptions sont données aux professeurs.
De plus ce nouveau programme peine à se détacher du modèle français. On peut s’interroger sur la pertinence d’avoir gardé l’enseignement du solfège comme l’un des pôles central de l’enseignement musical, alors même que la musique en Côte d’Ivoire est issue d’une culture orale. Aussi on notera que l’étude des cultures musicales (qui constitue un autre pôle) reste centré sur l’Occident ; sur 59 leçons, prévues par le programme, 16 portent sur la musique ivoirienne, contre 28 leçons sur l’Europe. On notera que l’étude des musiques des pays voisins, donc de cultures musicales culturellement proches ne sont même pas au programme.
L’enseignement musical dans le secondaire souffre enfin d’un manque d’effectifs du corps enseignant. Par exemple, en 2001, pour les 373 492 élèves du secondaire, encadrés par 11 894 enseignants, on comptait seulement 189 professeurs d’éducation musicale. Autrement dit, sur les 203 établissements du secondaire ivoiriens seulement 117 avaient un professeur d’éducation musical, soit 57,63%[vi], lesquels n’avaient pas toujours le temps de s'occuper de l’ensemble des classes de leurs écoles.
Dans l’enseignement supérieur, il existe 3 institutions dispensant un enseignement musical en Côte d’Ivoire : Les CAFOP, L’Ecole Nationale de Musique et L'université Félix-Houphouët-Boigny.
Les CAFOP (Centre d’Animation et de Formation Pédagogique) sont des établissements de formation pour instituteurs. Fondés en 1966 pour combler le déficit d’enseignants dans les premiers cycles, La musique est dispensée parmi d’autres matières artistiques, à l’ensemble des aspirants instituteurs, mais reste en proportion que peu représentée.
L’Ecole Nationale de Musique d’Abidjan, partie de l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC)[vii], qui en collaboration avec l’Ecole Nationale Supérieure permet la formation du corps enseignant du secondaire (collège, lycée) et du CAFOP, mais qui vise aussi la formation supérieure des acteurs de la musiques de la licence au doctorat.
A l’université Félix-Houphouët-Boigny[viii] (rappelons-ici que l’enseignement artistique n’est entré à l’université qu’en 1986, la faculté des Lettres et Sciences Humaines devenant la faculté des Lettres, des Arts et des Sciences Humaines) ; après la restructuration du supérieur en Unités de Formation et de Recherche (UFR), la musique deviendra au sein de la nouvelle UFR Information Communication et Arts (UFRICA) une filière à part entière intitulée, Musique et Musicologie dispensant des licences de musique, musicologie, et éducation musicale qui peuvent se poursuivre en Maîtrise, DEA et Doctorat. L’université tout à la fois cœur et otage des différentes crises politico-militaires des années 2000, a été fermée en 2011 par le président actuel, Alassane Ouattara et réhabilitée en 2012. Malgré ces travaux de réhabilitation, l’université n’arrive pas à répondre à la demande de la population, ses infrastructures étant jugées par certains, insuffisantes et non-fonctionnelles.
Le développement d’un enseignement musical public en Côte d’Ivoire qui doit répondre au défi d’une croissance démographique élevée a pour principal obstacle l’irrégularité, et l’instabilité de l’univers politique qui essaye de la structurer. Si de nombreuses décisions ont été prises, l’enseignement général public, et donc l’éducation musicale, souffre de nombreuses lacunes que l’état n’a pas fini d’essayer de combler.
Les imperfections actuelles de système public mettent en évidences les autres institutions qui en Côte d’Ivoire permette d’accéder à une éducation musicale. D’abord la plus évidente, et traditionnelle reste l’enseignement présent dans les familles, transmis des ainés aux plus jeunes, aux cousins et frères, aux voisins et amis. Ensuite certaines institutions privées et religieuses permettent à leurs membres de se former à la musique. Il s’agit d’écoles de musique, ou d’artistes dispensant des cours particuliers, mais aussi d’églises qui permettent à leurs fidèles, grâce à l’achat d’instruments pour leurs cultes, d’approcher l’univers musical. Il faut aussi évoquer les nombreuses Organisations Non Gouvernementales (ONG), qui sur la base de fonds internationaux, travaillent à la formation ou la diffusion du savoir musicale. Le Fonds d’Action Saint-Viateur, soutenu par l’ambassade de France à Abidjan et l’UNESCO, a permis la création du Conservatoire de Musique et de Danse Saint-Viateur, qui dispense un enseignement tant pratique que théorique[ix]. Goethe Institut, le centre culturel allemand d’Abidjan, à travers le projet Music InAfrica[x], aide à poser les bases d’une plateforme d’échanges de connaissances et d’expertise disponible à tous les africains et les ivoiriens compris.
Mais s’il est difficile de quantifier et de qualifier précisément l’important travail fait par ces acteurs, une majeure partie de la population ivoirienne reste aujourd’hui exclue de toutes institutions dispensant une éducation musicale. Pour autant, la musique populaire ne semble pas s’être arrêtée de jouer dans les rues d’Abidjan.
Deux autres institutions informelles ont aujourd’hui un rôle majeur dans l’éducation musicale de la population ivoirienne. Que ce soit le Zouglou ou le Coupé Décalé, la Côte d’Ivoire, malgré le déficit de ses institutions officielles est un des pays d’Afrique de l’Ouest les plus fertiles en musiques populaires. La rue, entendu comme un espace public urbain, est le carrefour de nombreuses rencontres, qui sur le plan artistique permettent la communication, les échanges, et la transmission de savoirs musicaux. Le Zouglou par exemple, a pris racine dans un milieu urbain d’étudiants ivoiriens dans la seconde moitié des années 80. Il sera le fruit de la rencontre de plusieurs artistes, qui jusqu’à aujourd’hui se transmet d’une génération à une autre.
Les bouleversements technologiques de l’ère numérique, en particulier la diffusion d’Internet, amènent aussi les nouvelles générations ivoiriennes à envisager la création, la production et la diffusion sous un nouveau jour. Dans les années 2000, alors que le pays est paralysé par une crise profonde, le Coupé Décalé se développe hors-sol, sa production et sa diffusion passant par les nouveaux moyens de communication pour s’exporter dans tous les pays de l’Afrique francophone.
Ces deux musiques populaires expriment d’ailleurs certaines aspirations de la jeunesse locale dont les institutions (officielles et autres) pourraient aujourd’hui s’inspirer. Les musiciens de la nouvelle génération, bien qu’issus d’un milieu urbain, montrent par exemple un intérêt poussé pour leurs patrimoines locaux. La tentative “d’ivoirisation” des programmes scolaires depuis les années 80, semble n’avoir pas su se détacher du modèle occidental, et ainsi avoir mis de côté les richesses culturelles des nombreuses sociétés qui forment sa nation. Aussi par son rôle fédérateur durant des périodes de conflits, la musique populaire actuelle renoue avec un rôle fonctionnel central souvent effacé par la culture de l’esthétique occidentale. Elle montre que la construction et l’expression d’une identité musicale permet la construction d’une identité culturelle solide, et qu’au-delà des connaissances artistiques qu’elle apporte, l’éducation musicale est avant tout l’éducation par la musique.
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[i]L'éducation est l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et mentaux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu social auquel il est particulièrement destiné". "L'éducation, sa nature, son rôle", in Education et sociologie, PUF Quadrige p. 51 et Alcan p. 49. [ii]Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. C’est une organisation publique française qui propose de mettre en ligne des données linguistiques. [iii]En 1998 l’Institut National de la Statistique estimait le nombre d’étrangers à plus de 5 millions d’individus, soit 30% de la population nationale. En 2014, le Recensement général de la population et de l’habitat évaluait désormais 24,2% de la population nationale. [iv]Selon le dernier Recensement général de la population et de l’habitat délivré par l’Institut National de la Statistique [v]Loi du 16 aout 1977 portant sur la réforme de l’enseignement. [vi]Selon les chiffre avancés par KOFFI Gbaklia Elvis Emmanuel dans L'éducation musicale en Côte d'Ivoire - Histoire - patiques - démocratisation [vii]www.insaac-ci.com/institut.html [viii]www.univ-fhb.edu.ci [ix] http://www.fasaintviateur.org/ [x] http://www.musicinafrica.net
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