Il y a 4 ans déjà, nous quittait Papa Wemba, le roi de la rumba congolaise
Voilà quatre ans, jour pour jour, que mourait Jules Shungu Wembadio, alias Papa Wemba, l’une des idoles fameuses et passablement sulfureuses de la rumba congolaise. Papa Wemba est mort, comme on le sait, dans des conditions quasi-héroïques, à Abidjan au Festival des Musiques Urbaines (FEMUA), sur scène et les « armes à la main », pour ainsi dire, tel un vrai combattant des arts et de la culture du Congo.
Par Lye YOKA
L’artiste est mort comme il a vécu : en héros de légende. Après la ferveur des hommages rendus à l’artiste , les émotions et la douleur étant plus ou moins domptées, nous avons pensé nous en remettre aujourd’hui à une sorte de méditation et d’évocation sereines.
Les épreuves douloureuses auxquelles nous sommes soumis en ce moment à travers la planète, avec ce fameux Covid-19, ne nous contraignent-elles pas, particulièrement en RD. Congo, à des réponses de résilience et de résistance grâce à l’exercice de méditation et de devoir de mémoire sur les actes exemplaires des meilleurs fils du pays !
À quoi est dû le succès de Papa Wemba ?
Avant tout, me semble-t-il, son succès et sa popularité sont peut-être dus à l’auto-construction d’un culte de la personnalité savamment orchestré. En effet, Papa Wemba, c’est d’abord la « jactance », comme disent les Kinois, c’est-à-dire « ngenge », c’est-à-dire un mélange d’aplomb et de séduction exhibés.
Cette jactance s’est essentiellement exprimée sur deux plans : d’abord par une construction utopique (au sens premier du terme), du « Village MOLOKAI » ; ensuite par une mise en scène époustouflante sur la dévotion au style vestimentaire, au « look ». Molokai, pour les Kinois de mon âge, c’est l’évocation d’un vieux film des années 50 qui a fait la joie de notre jeunesse, « Le Père Damien et les lépreux de Molokai’’ (Molokai étant une des îles perdues en Polynésie).
En pleine dynamique de l’Authenticité prônée par le régime Mobutu, et comme pour le prendre au mot, voilà Papa Wemba autoproclamé chef coutumier de Molokai, ramenant ainsi de la Polynésie le village imaginaire des miséreux jusqu’à Matonge, la « capitale des plaisirs, la capitale de la capitale » ; là, en plein Matonge, il fabrique de toutes pièces un acronyme inédit, génial, fictionnel, à partir des bribes de noms empruntés à des rues contiguës élevées au rang d’entités fédérées de son « royaume », à savoir: Masi-Manimba, Oshwe, Lokolama, Kanda-Kanda, Inzia (en sigle MOLOKAI).
La« jactance » s’est exprimée également sur le plan de la Sape. Sape vestimentaire, autrement dit « Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes », ou « religion kitendi » (kitendit veut dire tissu) mais aussi sape verbale et quelque peu baroque et énigmatique : « kaokokokorobo », « chance eloko pamba », « fula ngenge », une truculence de nombreux sobriquets. Elle a été, cette sape, à la base d’une controverse et de nombreuses polémiques tendues sur le thème du culte de la personnalité, de l’accessoire, voire du culte de l’excentricité et du « bling-bling ».
Où se situe alors le talent musical de Papa Wemba ?
Papa Wemba est une abeille butineuse, c’est-à-dire à la fois entreprenante, travailleuse, appliquée, mais surtout grappilleuse et doté d’une belle force d’adaptation et d’assimilation. N’a-t-il pas tout tenté ; n’a-t-il pas tout tenté et tous tentés autour de lui : Zaiko et Viva-la-Musica évidemment, Tabu Ley, Lutumba, Koffi Olomidé, Pascal Phoba, Lokwa Kanza, Goubald, l’orchestre expérimental de l’INA (Institut national des arts) ; mais aussi à l’étranger : Peter Gabriel, Africando, Youssou N’Dour, Angélique Kidjo, Aretha Franklin, Nana Kouyate, Salif Keita, Aragon de Cuba, etc. On a oublié par ailleurs que Papa Wemba a aussi flirté avec la peinture, le cinéma et le théâtre (nous avons conçu ensemble un projet « Antigone » d’Anouilh avec Luboya, Clovis Kabambi, Jean Goubald et Ndundu ; Wemba acceptant de jouer le rôle de Créon).
Papa Wemba, est-il le roi de la rumba congolaise ?
Toutes choses étant égales par ailleurs, Papa Wemba appartient à une filiation, celle particulièrement qui a universalisé la rumba congolaise, à partir de Joseph Kabasele puis des autres épigones. Il existe finalement plusieurs princes et plusieurs rois de plusieurs rumbas, avec toujours néanmoins un dénominateur commun : la mesure binaire à 2 ou à 4 temps, le texte responsorial, sur une harmonie suave et un seben entraînant, mais aussi avec des pionniers respectifs, respectables et respectés par l’histoire : Kabasele l’architecte émérite de l’édifice orchestral moderne, Franco « Epanza-Makita » (« le trublion dévastateur »), Tabu Ley l’orpailleur et l’orfèvre, Sam Mangwana, Mujos, Kwamy, Madilu, Mayaula, Jo Mpoyi, Josky, Dalienst : des compositeurs et des interprètes de charme ; Essous ou Nino Malapet des hommes-orchestres.
Ont été ou sont aujourd’hui de cette veine de la rumba soft et glamour : Tony Dee, Bimi Ombale, Koffi Olomidé, Karmapa, Fally Ipupa, Ferré Gola, Jean Goubald, Lucie Eyenga, Mpongo Love, Mbilia Bell, Tshala Muana, Petit Wendo, etc. Bref, il s’agit là de filiations esthétiques multiformes plutôt que de séquences ou de ruptures générationnelles.
En ce qui concerne Wemba, il a eu dans la rumba, un parcours d’enfant prodige, d’enfant prodigue, parce que le style Zaïko/Viva en rupture avec la rumba de Kallé ou de Rochereau a été mis à l’épreuve de la « World Music », pour se transformer, dans la dernière moitié de sa carrière, en ‘rumba-rock’, mélange de musique « typique » et d’accents syncrétiques glanés ici et là sur la planète, mais avec des fortunes diverses.
Quelles leçons tirer ?
La rumba congolaise est à la fois une odyssée migrante, avec des flux et des reflux diachroniques, et synchroniques, et une épopée puissamment éloquente, avec ses thématiques pertinentes, impertinentes, et percutantes ; avec sa constellation de tendances, de vedettes, d’innovations, d’ « ambiances ».La leçon essentielle est celle du devoir de reconnaissance : il faut à tout le moins un panthéon pour tous les demi-dieux de nos arts, et même un véritable Palais de la Culture, auréolé d’une Cité de la Musique et doté d’industries créatives performantes ainsi que d’un Institut National des Arts prestigieux.
Par ailleurs, une date commémorative inspirée sur-mesure, sur la trace d’une seule vedette, quelle que soit sa valeur, ne suffit pas. Il faut une date symbolique, largement consensuelle, comme cela a été le cas il y a quelques années quand, sous la pression des artistes de toutes tendances, le 27 octobre avait été désigné comme la Journée de la culture et des arts, parce que ce jour-là de l’année 1972, tous les artistes avaient célébré la rumba congolaise dans un élan symphonique et sympathique sans précédent.
Qu’en est-il de l’inscription de la rumba congolaise sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité ?
Nous en sommes encore au milieu du gué, malgré des efforts laborieux des spécialistes de la musique, de l’INA et de la Délégation Wallonie-Bruxelles, du ministère de la Culture et des Arts. Car il nous a fallu remplir 5 critères :
- Proposer une œuvre d’une valeur universelle exceptionnelle qui s’est imposée ainsi de génération à génération et qui est catalyseur de cohésion sociale, de développement et de culture de la paix ;
- Détenir des preuves de l’adhésion populaire ;
- Impliquer les scientifiques pour des inventaires rigoureux ;
- Impliquer les pouvoirs publics, notamment en obtenant d’eux l’inscription préalable au patrimoine national ;
- Impliquer les pays voisins concernés par l’élément sélectionné.
À ce propos, il est heureux de signaler trois faits importants : d’abord l’inscription de la rumba congolaise, officiellement depuis 2017, sur la liste nationale du patrimoine culturel immatériel de la République démocratique du Congo ; ensuite la confirmation de la synergie des deux Congo, décidés de mettre ensemble les efforts des gouvernements, des officiels et des experts respectifs de part et d’autre, concernant la promotion d’un patrimoine commun d’ordre culturel et immatériel (n’oublions pas que Brazzaville et Kinshasa ont été classées, en 2015, dans le prestigieux label de l’UNESCO des « Villes créatives en musique. »); enfin la soumission, le 26 mars 2020 (c’est-à-dire dans les délais) de la candidature commune de la rumba congolaise au Secrétariat de la Convention de 2003 de l’UNESCO. C’est le début du suspense jusqu’au 3e trimestre 2021, période de la décision finale de l’inscription ou pas de la rumba congolaise sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.
Je conclus sur une touche personnelle, en signalant que Papa Wemba appartient à ma génération, génération de contrastes, de ruptures, avec ses boîtes de Pandore, ses élans de Sisyphe, ses dévotions impénitentes, ses résiliences. Mais aussi avec ses coups de génie.
Professeur Lye YOKA, l'auteur de ce texte, est Président de la Commission de la promotion de la Rumba comme patrimoine culturel national et international. Il est également directeur dénéral de l’Institut national des arts (INA).
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