La musique takamba au Mali
Par Caroline Trouillet
Aux sources du takamba, un griot tamasheq à Temera
La musique et la danse takamba puisent leurs racines au 15ème siècle dans l'Empire Songhaï et sa capitale culturelle et commerciale, Gao. Avant d'être connue sous le nom de takamba, cette musique était pratiquée dans la région de Gao par les griots tamasheq ainsi que les forgerons, pour célébrer la fin des récoltes, encourager les guerriers de retour de leurs épopées et faire les louanges des familles nobles. Les griots, en position assise, jouaient le tehardent, appelé aussi kurbu par les songhay, ou plus communément n'goni. Rythmant la vie dans les campements tamasheq, à destination des familles aristocratiques, cette musique a progressivement évolué au contact des populations songhay. La sédentarisation des tamasheq entraîna en effet des métissages culturels avec ces voisins, dont la musique dite takamba est une des expressions.
L'histoire du mot takamba commence au village de Temera, entre Tombouctou et Gourem. Les habitants de cette région racontent ainsi qu'un maître tamasheq et son griot campèrent un jour près de Temera. Au son du tehardent, les villageois songhay s'approchèrent des deux hommes. Fasciné par la beauté d'une des femmes, le maître voulu lui tendre la main. Son griot s'adressa à la femme en lui disant « takamba », autrement dit « prend la main ». Ainsi, le terme takamba naquit à Temera, village lui-même rebaptisé du nom de cette musique. Une autre version peut être croisée à cette histoire racontée à Temera. Elle évoque un Songhay, Mahamana Zaou Sadou, qui invita un griot tamasheq dans son village afin de célébrer le mariage de sa fille. Depuis, séduits par cette musique langoureuse, les Songhay ont commencé à solliciter des griots tamasheq pour courtiser les femmes.
Jusque dans les années 1960, le takamba était chanté et accompagné seulement du tehardent, avec quelques claquements de mains en guise de percussions. La danse, discrète, était pratiquée en position assise. Se diffusant à partir de ce village, le takamba devint une musique de célébration lors des événements sociaux et religieux songhay, et, pour les hommes et les femmes, un moyen privilégié de pouvoir se rencontrer et d'échanger subtilement des gestes, des codes de séduction, que l'organisation sociale au quotidien ne permettait pas d'exprimer librement.
Vers le takamba contemporain
Dans les années 1970, le takamba évolua, à travers une génération de musiciens tamasheq et songhay, vers sa forme popularisée aujourd'hui : un groupe formé de deux n'goni, basse et solo, de calebasses, d'un chanteur et de danseurs. Un joueur de n'goni tamasheq considéré comme un des plus grand inspirateurs contemporains du takamba est Ahmed Ag Assalat. Appelé le Grand Griot, il forma son neveu Sahaloun ou ‘petit griot’ à son art et, dans leur lignée, Yehia Mbala Samake est devenu une référence. Il est aujourd'hui le joueur leader du groupe Super Onze de Gao. Formation éponyme du takamba, Super Onze fut fondé en 1979 par Haziz Touré, Assalya Samake, père de Yehia Mbala Samake et Agita Moussa Maïga.
Mais c'est un douanier songhay passionné de takamba, Afizou Touré, qui œuvra notablement à sa diffusion et sa modernisation dans les années 1980 et 1990. A la manière d'un producteur, il investit en matériel : micros, baffles, instruments et enregistra Super Onze sur cassette en 1994. A cette époque, le takamba évolua dans sa pratique instrumentale et sa danse. Des calebasses sont introduites aux côtés des n'goni. Yehia Mbala Samake et Douma Maïga révolutionnent le jeu de cette guitare traditionnelle à trois cordes en composant, improvisant, branchant parfois leur n'goni sur des amplis. Quand aux danseurs, ils se lèvent, leurs mouvements concentrés sur le haut de corps toujours, avec des ondulations des avant-bras et du torse évoquant un jeu de séduction. Les chants relayent alors des valeurs contemporaines comme l'honneur, l'amour, la générosité. Le takamba, danse devenu avant tout distractive, est un langage en tant que tel, exprimé lors des mariages, baptêmes et circoncisions.
En 1986 le guitariste de l'orchestre national de Gao, Douma Elbaka, interprète des morceaux de takamba pour la première fois à la guitare électrique. C'est un succès. Les musiciens populaires du Nord, pour la plupart songhay, intègrent alors très souvent à leur répertoire des rythmes de takamba, œuvrant à sa large diffusion. Le morceau « Wahono » est ainsi popularisé par Oumou Sangaré. Baba Salah, guitariste de la chanteuse en 1995, est à ce titre également précurseur. Le takamba constituant un fabuleux terrain d'expérimentation pour le musicien, non griot, lorsque ce dernier était à l'Institut National des Arts de Bamako. Son premier album solo, Gao, compte ainsi deux morceaux de takamba. Considéré aujourd'hui comme un des meilleurs guitaristes de sa génération, il est un passeur de cette expression culturelle du Sahel, au même titre qu'Ali Farka Touré, Afel Boucoum, Habib Koité, Sidi Touré, Khaira Arby ou encore le groupe tamasheq Tartit. Ces artistes de renom ont ainsi popularisé dans tout le Mali cette musique et sa danse, source d'expérimentation artistique autant que de célébration religieuse et sociale.
Rayonnement international
Au courant des années 2000, le takamba se diffuse à l'international à travers le succès de Super Onze de Gao au festival sur le désert d'Essakane. Le groupe est alors formé d’Issa Touré au chant, de Yehia Samaké M'balah, Ahmed Ag Assalat ou d'Aboubekrim Yatara aux n'goni, de Mahamadou Balobo Maia et Aliou Saloum Yattara aux calebasses, d'Attaher Yatara au chant, et des danseurs Fatoumata Sarre et Ousmane Yattara. Invités à la troisième édition du festival en 2003, leur jeu suscite l’enthousiasme de nombreux musiciens comme Robert Plant et Justin Adams. En 2008, Super Onze participe au Sfinks festival en Belgique. Mais c'est leur rencontre avec le DJ hollandais Horst Timmers, dit MPS Pilot, qui permit réellement au takamba de rayonner en Europe. Au festival d'Essakane, le DJ est fasciné par ce rythme, marqué sur les contretemps. Il imagine déjà comment un beat électro peut s'insérer dans les nombreux espaces non accentués de la mesure. Horst Timmers retrouve le groupe quelques années plus tard, l'enregistre, et participe à la promotion d’un album diffusé en Europe sous le label Two Speakers, en 2010. Le DJ implique également le groupe dans un projet où le takamba rencontre les musiques électroniques, « Future Takamba », avec DJ Lottie, célèbre DJ anglaise de musique électronique. S'ensuit alors une tournée en Hollande, en Belgique et au festival de Ségou au Mali.
Aujourd'hui, le takamba se danse dans sa région natale, comme à Bamako et dans toute région ou pays voisins où les communautés songhay et tamasheq circulent (notamment Niger, Algérie, Burkina-Faso). Si les griots des groupes Super Onze de Gao, Super Khoumeissa ou encore Super Foghas jouent chaque semaine lors des mariages songhay à Bamako, le takamba s'entend aussi dans les maquis de la capitale. Au Songhoy notamment, à Bako Djikoroni, les jeunes dansent chaque week-end sur les rythmes takamba interprétés par des artistes populaires comme Babah Salah, Issa Touré et Omar Konaté. Les musiciens du Nord ont toujours effectué des allées et venues entre Gao, Tombouctou et Bamako, et le foyer de Kazambougou notamment battait depuis bien longtemps au rythme du takamba, comme en témoigne le griot Mohamad Sancko. Toutefois, leur enracinement dans la capitale s'est accentué depuis la crise au Nord Mali. Lors de l'invasion djihadiste en 2012, certains musiciens ont perdu du matériel de sonorisation et des instruments. Tout ceci les a forcés à l'exil. En 2015, la situation s'est apaisée à Tombouctou et Gao et les musiciens poursuivent leurs allers-retours à l'occasion des célébrations, tout en privilégiant Bamako où la possibilité de vivre de leur musique est bien plus forte. Le succès actuel du groupe Songhoy Blues, dont le répertoire est aussi parsemé de rythmes takamba, illustre ce paradoxe d'une carrière parfois favorisée par la crise politique. En temps de guerre, le takamba, dont l'histoire même associe une vertu réconciliatrice dans le Sahel, est souvent mobilisé lors d’événements culturels où un message politique sur la paix est délivré. En novembre 2014 à Gao, une soirée intitulée « Takamba pour la Paix » était ainsi organisée, rassemblant différents leaders communautaires. Plus récemment, le soir même des accords de réconciliation le 15 mai 2015, des Tamasheq et des Songhay dansent ensemble le takamba devant le Centre International de Conférences de Bamako (CICB). Force de rassemblement des foules, il faut en effet se rappeler que le takamba avait déjà été mobilisé par des mouvements politiques comme l'US-RDA, avant l'Indépendance du pays, pour propager ses messages de libération et séduire les jeunes.
Référence : Andy Morgan, « Super Onze de Gao – The champions of the Niger bend », 1er avril 2011, www.andymorganwrites.com(link is external)« Gao – Soirée culturelle ‘Takamba pour la Paix’ », MaliActu.net, 1er décembre 2014. http://maliactu.net/mali-gao-soiree-culturelle-takamba-pour-la-paix/(link is external) Stone, Ruth M.1998. The Garland Encyclopedia of World Music, Volume 1 : Africa. New York and London : Garland Publishing, Inc. Discographie :
Super 11, Super Onze de Gao, Two Speakers, 2010
Gao, Babah Salah, Akwaba, 2011.
Various Artists. Festival in the Desert, World Village, 2003.
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