Une introduction aux archives musicales africaines
Le colonialisme a influencé la manière dont l’Afrique a été étudiée et documentée. La création d’archives musicales est allée de pair avec la multiplication des études ethnographiques des sociétés "tribales". Ces études ont été menées par des anthropologues et des ethnomusicologues qui ont commencé à établir, dans des termes académiques, un discours à propos du mode de vie et de la musique en Afrique [i](voir Mudimbe 1991; Kofi Agawu).
Parmi les pionniers de l’étude et de la préservation des rythmes africains, l’on distingue Hugh Tracey, originaire du Devonshire (Royaume-Uni). Son intérêt pour la musique est apparu en 1921, lors de son premier séjour au Zimbabwe où il avait installé une ferme de tabac avec son frère. Au contact du peuple karanga, Tracey fut très vite convaincu de l’importance de la musique dans la vie de cette communauté, et ce, malgré l’attitude de mépris manifesté par la communauté coloniale de la région. Il relate son expérience comme suit :
“L’histoire de cette collection de musique, de chansons, de légendes et de récits authentiques africains est avant tout personnelle. Elle a commencé au début des années 20 quand pour la toute première fois, j’ai chanté et écrit des paroles de chants africains que j’avais entendus dans les champs de tabac en Rhodésie du Sud. Plusieurs années après (1929), j’ai enregistré quelques disques avec le concours d’une maison de disques (Colombia Londres) quand j’ai pris avec moi 14 jeunes hommes karangas pour nous rendre à 800km de là, dans un studio à Johannesburg. Ce fut le tout premier enregistrement de musique indigène rhodésienne. Peu de temps après, quelques titres furent utilisés Par John Hammond de la CBS à Carnegie Hall à New York dans la première partie d’un spectacle au cours duquel il a présenté pour la première fois dans cette ville, la musique et les musiciens de Negro bands.”[ii]
D’après les souvenirs de Tracey, il est évident que rassembler et archiver de la musique en Afrique n’était pas seulement un exercice académique, mais aussi une source de profits pour les maisons de disques.
Entre la première et la deuxième guerre mondiale, le Royaume Uni était le centre de tous les enregistrements et la fabrication de disques pour gramophones. Dès les années 1890, ces enregistrements sont devenus un phénomène planétaire. On observa alors un intérêt pour les enregistrements sonores dans tout l’Empire Britannique. An 1912, des enregistrements de chefs swazis en visite à Londres au début des années 1900 furent distribués et vendus dans le monde entier. De plus, des techniciens furent envoyés en expéditions pour capturer de la musique indigène qui plus tard, sera vendue sous le nom de ‘Musique Native’ à travers le monde. [iii]
A mesure que ces enregistrements atteignaient un public de plus en plus élargi, des chercheurs tels que Erich Hornbostel (qui n’est jamais allé en Afrique), ont commencé à utiliser ces enregistrements pour élaborer une théorie sur la musique africaine et orientale. Il a créé un système de classification des instruments de musique en se basant sur les sons qu’ils produisaient.
A la suite des recherches de Hornbostel, des collections scientifiques d’archives musicales ont commencé à apparaître. On note en particulier le Lautarchiv à Berlin (dont certaines archives sonores sont celles de prisonniers de guerre dans les camps de concentration allemands pendant la première guerre mondiale), et La Kirby Collection (au sein du College of Music l’université du Cap et du Museum Africa).
L’archivage de la musique en Afrique a pris une tournure de plus en plus scientifique sous l’impulsion des intérêts commerciaux de sociétés telles que British Gramophone Company et par conséquent, également des sociétés localisées en Afrique telles que Gallo Music, dont les premiers enregistrement, réalisés par Hugh Tracey, furent ceux de mineurs à travers toute l’Afrique australe (dont le Mozambique, le Malawi et la Zambie), lesquels étaient rassemblés aux mines d’or de Witwatersrand dans les années 20 et 30 [iv]. Hugh Tracey devint alors le principale archiviste de musique africaine et nombre de ses travaux sont exposés la Bibliothèque Internationale de la Musique Africaine (International Library of Africa Music) au sein de l’université de Rhodes à Grahamstown.
Ces sociétés ont fait de grands profits grâce aux archives musicales. Parfois, elles exploitaient les musiciens. Le meilleur exemple est la chanson de Solomon Linda ‘Mbube’ enregistrée par Gallo en 1939, et qui devint si populaire à la fin des années 40, qu’on en vendit plus de 100 000 exemplaires, dont Linda ne reçut que la médiocre somme de 10 shillings. “Mbube’ fut ensuite réenregistré par un groupe américain nommé The Weavers, qui changea le titre en ‘Wimoweh’ et en fit un succès du top 20 en Amérique. La chanson a aussi été utilisée par Walt Disney dans le dessin animé le Roi Lion sous le titre ‘Le lion est mort ce soir’. Gallo fit fortune grâce à ce titre et Linda mourut dans la pauvreté.
La BBC (British Broadcasting Corporation), créée dans les années 20 avait plusieurs stations d’émission par satellite à travers le continent, notamment au Kenya dès 1928. Après l’indépendance elle deviendra la KBC (Kenya Broadcasting Corporation), laquelle récoltait également des enregistrements de musique locale. La SABC (South African Broadcasting Corporation) formée en 1936, enregistrait des chansons et conservait des archives.
Cependant, l’on accordait peu d’attention aux enregistrements du peuple noir et nombre furent perdus lors du transfert de la SABS dans ses nouveaux quartiers à Auckland Park (Johannesburg) dans les années 80. Cela s’accordait parfaitement avec le caractère secret de l’apartheid et du dédain avec lequel les autorités traitaient la culture noire[v]. Des corporations de diffusion nationales semblables existent dans divers pays d’Afrique tels que le Nigéria, la Namibie, la Tanzanie, l’Egypte, le Malawi et la Zambie, chacun de ces pays ayant ses propres archives.
Pourquoi archiver la musique?
Historiquement, la principale raison avancée pour promouvoir l’archivage de la musique en Afrique était de préserver une trace des cultures en voie de disparition. L’on estimait que la musique africaine serait vite ‘contaminée’ par des influences occidentales qui accompagnaient un style de vie moderne. Ceci était bien entendu un point de vue paternaliste ayant pour but d’effacer les tendances multiculturelles[vi].
Cela ne peut-être notre motivation aujourd’hui, car nous pouvons à présent admettre que nous sommes à la fois africains, mais aussi citoyens du monde. Par exemple, deux musiciens chantant dans les rues de Lagos pourraient très bien décider d’enregistrer une chanson et de la poster sur Facebook. Que d’opportunités cela apporte de pouvoir suivre ces mouvements transnationaux de la musique et de se découvrir les uns les autres ! De nos jours, toute tentative d’archivage devrait sérieusement tenir compte des technologies numériques et des possibilités qu’elles offrent quant à la création et préservation de fichiers musicaux ainsi qu’à la redécouverte de plus anciennes archives.
Cette tendance existe déjà, et peut être observée au sein de la communauté somalienne de Londres dans le quartier de King’s Cross. En effet, la Bibliothèque Britannique (British Library) toute proche, abrite de nombreuses archives de musique somalienne, ce qui offre une opportunité d’échange d’idées et d’informations sur les enregistrements historiques de la Bibliothèque, ainsi que la création de nouvelles chansons somaliennes. Tout ceci a permis aux somaliens de répondre aux théories avancées par les ethnomusicologues à leur sujet[vii].
De même, sur le continent africain, il y a de plus en plus de revendications en faveur du rapatriement vers le continent d’archives conservées à l’étranger. C’est le cas de l’Ouganda, où le peuple réclame des enregistrements réalisés par Klaus Wachsmann dans les années 40 et 50 et conservés à Londres[viii].
Les motivations derrière la création d’archives vont de la 'préservation des cultures en voie de disparition’ à la soif de justice sociale. Dans le cas des collections éthiopiennes Harari, l’on a envisagé des approches collectives. Des observateurs ont noté à quel point le fait d’intégrer des intervenants locaux au processus d’archivage de musique et de chansons rituelles éthiopiennes peut permettre une meilleure gestion des archives et une plus grande accessibilité pour le public. [ix]
Perspectives d’avenir
Si l’on considère qu’il est important de conserver des archives musicales, le défi en Afrique et d’augmenter l’accès à la technologie. Les gouvernements et les institutions doivent investir dans des infrastructures et les connaissances nécessaires au maintien de ces collections si délicates.
En octobre 2003, la Conférence Générale de l’UNESCO a adopté la Convention de Sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel. Ce document est né de la volonté de l’UNESCO de promouvoir les expressions et pratiques culturelles, et de conserver des sites et monuments inestimable. En signant cette convention, les états s’engagent à assurer la sauvegarde de ce patrimoine sur leur territoire et l’identification de cet héritage vivant à travers la participation des communautés, des groupes et d’ONG compétentes. [x]
Les états africains doivent adopter des normes internationales de protection et de promotion de la musique en tant qu’héritage culturel. Un rapport récent : “Une Analyse du Système National des Archives en Afrique du Sud” est un excellent exemple d’une motivation civique, de quoi inspirer d’autres états du continent.
Enfin, les sociétés privées d’enregistrement ont grandement bénéficié de cette musique locale comme le montre le cas de Solomon Linda. Ces sociétés doivent également participer financièrement à l’archivage afin de rendre à tant de communautés leur dignité perdue.
[i] Voir Mudimbe, VY (1991). The Invention of Africa.Indiana: Bloomington Press; Agawu, Victor Kofi (2003). Representing African Music. New York: Routledge. [ii] International Library of African Music, Archives. [iii] Cowley, John (1994). “Recordings in London of African and West Indian Music in the 1920s and 1930s,” Musical Traditions. 12, 13-26. [iv] Voir Allen, Lara (2007). “Preserving a Nation’s Heritage: The Gallo Music Archive and South African Popular Music,” FontesArtisMusicae. 54/3, 263-279. [v] Erlmann, Veit (1991). African stars: Studies in black South African performance. Chicago: University of Chicago Press [vi] Tracey, Hugh (1954). “The State of Folk Music in Bantu Africa,” International Folk Music Journal, 6, 32-36. For an analysis of this see Mhlambi, Thokozani Ndumiso (2008). The Early Years of Black Radio Broadcasting in South Africa: A Critical Reflection on the Making of Ukhozi FM. Mphil. thesis, University of Cape Town; [vii] Brinkhurst, Emma (2012). “Archives and Access: Reaching Out to the Somali Community of London’s King’s Cross,” Ethnomusicology Forum, 21/2, 243-258. [viii] Nannyonga-Tamasuza, Sylvia et al (2012). “The Audible Future: Reimagining the Role of Sound Archives and Sound Repatriation in Uganda,” Ethnomusicology, 56/2, 206-233. [ix] Tarsitani, Belle Asante&Tarsitani, Simone (2010). “Integrating Local Knowledge in Ethiopian Archives: Music and Manuscripts in the Collection of Abdulahi Ali Sherif,” African Study Monographs, 41, 5-18. [x] Mhlambi, Thokozani (2009). Report on The Safeguarding of the Intangible Cultural Heritage in Southern Africa Meeting in Windhoek, 17-18 November 2009, for the Archival Platform.
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