Navigator : un rêve se brise pour des millions de jeunes guinéens et guinéennes
Navigator, étoile montante de la scène dancehall en Guinée-Conakry, n’est plus. Dans la soirée du samedi 3 avril 2021, l’artiste de 33 ans est décédé dans un accident de moto survenu à Dapompa, un quartier de Conakry.
La Guinée compte 12,5 millions d’habitants dont 75% sont des jeunes. Une majorité d’entre eux sont encore sous le choc de la triste nouvelle. Les images diffusées sur les réseaux à la suite de l’accident montrent une foule rassemblée, ahurie par cette perte brutale. De véritables obsèques nationales se sont improvisées à Forecariah.
Les hommages s’enchaînent et des compilations enregistrées dans la semaine par de nombreux artistes sont sur le point de sortir.
Une icône entre dans la légende grâce à ses fans
Le président de la République lui-même s’est exprimé. Les médias se sont bousculés pour commenter les circonstances de l’accident et le désarroi suscité par cette mort soudaine, en pleine promesse de gloire.
Après des années de galère depuis la diffusion en 2014 de son tube international « Ragga Tonseh », Navigator devait prochainement atteindre son plus grand rêve : la sortie de son premier album. Les messages d’amitié arrivent de partout, notamment de Colombie où le titre « Ragga Tonseh » repris en 2020 par Samir Guerrero affiche plus de 33 millions de vues.
Ce tube a fait l’objet d’un remix qui témoigne de la dimension internationale de Navigator, alors que cet artiste à la signature vocale si caractéristique n’a jamais eu l’opportunité de sortir de son pays à l’exception d’un déplacement en Tunisie en 2015.
Un album très attendu, le secret bien gardé
Music in Africa s’est entretenu avec Seydou Soumah, de Genèse Production, le producteur qui a choisi il y a un an de booster la carrière de ce talent hors norme, très attaché à son image d’artiste du ghetto, comme il se définissait lui-même.
Navigator a grandi dans une île au large de Conakry, d’où son nom d’artiste qui devait prendre le bateau pour rejoindre la côte. Son village natal se situe plus au sud, près de la frontière de la Sierra Leone, Forecariah, où il repose désormais.
L’artiste ne verra pas le fruit de ses efforts alors qu’il était si laborieusement arrivé au sommet, sans se compromettre et céder à la tentation de l’argent facile que pouvait lui promettre tel ou tel. Navigator était celui qui chantait la précarité.
Son charisme auprès d’une jeunesse qui peut facilement se reconnaître dans ses titres était sa première et plus importante victoire sur la vie qui ne lui a pas offert la possibilité d’exprimer plus tôt son potentiel.
Il en cultivait une sorte d’amertume, qui le rendait un peu distant, voire méfiant, mais aussi beaucoup d’humilité et d’engagement. Son producteur le décrit ainsi : simple, respectueux, à la disposition de ses fans, acharné au travail.
Comme habité par une urgence, Navigator aimait écrire et composer quand tout le monde dort. « C’est une perte énorme, Navigator n’était pas qu’un artiste, c’était comme un frère pour moi. Nous approchions enfin du but, malgré la pandémie qui nous a fait annuler les dates programmées à l’étranger, Colombie, Maroc, Allemagne, Belgique. Depuis toujours il rêvait d’enregistrer et de fêter la sortie de son premier album avec ses fans sur l’Esplanade. Nous allons réaliser ce rêve, mais sans lui. » Seydou Soumah, PDG de Genèse production
Respectez-moi vivant !
En décembre et janvier, Genèse Production créée il y a deux ans, avait pu maintenir 14 dates dans tout le pays et mettre en ligne dix nouveaux titres qui annonçaient le grand retour de Navigator. Dix autres titres sont sur l’album dont le lancement aura lieu après la fin de la crise sanitaire.
Intitulé Kanaffe, ce projet artistique abouti annonce la couleur sans détour. Qu’on se le dise, Kanaffe signifie en substance « cet album va ravager tous les autres. » Mais pour l’heure ce sont les proches et les fans de Navigator qui sont littéralement ravagés par sa disparition.
Dans un article du 7 juillet 2020, Gnakrylive reprend un post de Navigator sur sa page officielle où il demande simplement : « respectez-moi vivant ». Ces mots résonnent étrangement dans le sillage d’une voix, d’une inspiration qui ne s’exprimeront plus qu’à titre posthume.
Les morceaux inédits de Navigator sont gardés précieusement sous clé comme s’ils relevaient d’un secret d’Etat jusqu’à la sortie officielle de l’album. Il était particulièrement fier de ce travail, dans lequel s’est impliquée toute l’équipe de Genèse Production composée de cinq professionnels.
« C’est très compliqué de lancer un artiste en Guinée, ça m’a demandé un financement colossal. Ce n’est même pas une fois au sommet que tu commences à respirer. Tu as la satisfaction du travail accompli, le plaisir d’honorer la confiance de l’artiste et d’une équipe motivée. Il fallait le faire, alors on l’a fait. Maintenant tu vois, ce ne serait plus possible, c’est vraiment une tragédie. La Guinée n’a pas vu 5% du potentiel de ce grand talent. » Seydou Soumah, PDG de Genèse Production
Une histoire inachevée
Navigator travaillait aussi à un projet avec Queen Rima, la première artiste guinéenne de dancehall à réussir à se faire un nom et à remplir des stades. Un titre et un clip étaient en préparation, nous confie Pep’s Camara, manager de 32 ans.
« Il m’a beaucoup coachee, aidée dans la musique. Nous aimions travailler ensemble. Gentil, ouvert, enthousiaste dans le travail à deux, c’était ce Navigator là que je côtoyais. L’enregistrement de ce que nous avons écrit a été retardé par ses récents concerts. Être sur scène est si important que je veux garder l’image de mon ami heureux de faire le métier qu’il avait choisi. Il n’y en a pas deux comme lui. Son absence est un gouffre de silence » Queen Rima
Flashback
Pep’s Camara a été directeur artistique de la maison de production Peace Star Production qui avait sollicité Navigator pour organiser son tout premier concert. C'était au Palais du peuple le 29 mai 2015.
« Il est rare de programmer un artiste qui n’a pas sorti d’album. Nous faisions une exception car « Ragga Tonseh » a vraiment été un titre sur lequel toute la Guinée a dansé et fait la fête », explique le jeune manager, également fondateur du festival Hip Hop Fare. C’est d’ailleurs la danse Hip hop qui a conduit Navigator vers la scène, tout comme Queen Rima.
Navigator aura donné son dernier show en février grâce à une invitation d’étudiants, là où son destin d’artiste aurait pu prendre un envol plus rapide en 2015, au Palais du Peuple. Tout un symbole ... Et comme un goût d’histoire inachevée !
Des compilations, une pluie d’hommages
Queen Rima et d’autres grands artistes ainsi que plusieurs maisons de production se sont mobilisés toute la semaine pour rendre hommage en studio à l’un des leurs, un bel élan collectif au nom de toute une génération endeuillée pour dire en musique et en image un dernier Salut l’artiste à leur mentor.
Avec respect et reconnaissance pour service rendu au dancehall, à la culture, au rayonnement de la Guinée-Conakry, à une jeunesse qui revendique son droit d’exister.
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