Kaori Fujii : « Les artistes de Goma sont porteurs d'un puissant message social »
Flûtiste classique de profession basée à New-York (USA), Kaori Fujii décide d’aller en 2014 à Kinshasa (RD Congo), à la rencontre des musiciens de l’Orchestre Symphonique Kinbanguiste qu'elle découvre grâce à un film documentaire. Elle s'assigne alors le sacerdoce de mettre son excellente formation musicale et ses compétences, au service de cette communauté de musiciens à laquelle elle s'attache.
Riche de presque 10 ans d'expérience en RDC avec Music Beyond, L'ONG qu'elle a créée, Kaori a élargi son champ d’action et elle travaille désormais avec des artistes émergents de la ville de Goma, dans l'Est du Congo. Entretien.
Bonjour Kaori. Vous nous aviez fait l’honneur de répondre à quelques questions en 2019 et nous vous retrouvons aujourd'hui. Pouvez-vous vous représenter à nos lecteurs ?
Avec plaisir ! Je m'appelle Kaori. Je suis flûtiste classique de profession. J'ai fondé Music Beyond il y a neuf ans. J'ai décidé en 2014 d’utiliser le pouvoir universel de la musique au service de la cohésion entre les communautés en RD Congo.
J’avais un plan très simple au début. J’ai découvert cette incroyable communauté musicale à Kinshasa appelée l'Orchestre Symphonique Kimbanguiste (OSK) et je l'ai rejointe pour encadrer les musiciens à vent : flûte, clarinette, hautbois, basson, etc.
Cela s'est finalement transformé en un programme de formation pour enseignants, car mes élèves rêvaient tous de fonder un jour, une école de musique.
Le programme a également pris une autre dimension, en devenant un moyen d'autonomisation des femmes parce que, nous nous sommes rendus compte qu'il y avait pas mal de femmes dans l'orchestre, mais qu'elles étaient très timides et se mettaient en retrait. Je les ai sorties de l'orchestre principal et j'ai créé un groupe 100% féminin dénommé OSK Romance.
Quand la construction de l'école de musique tant souhaitée par mes élèves a débuté, je les ai aidés à élaborer le programme de formation, puis à collecter des fonds pour les travaux.
Lorsque le Président français, Emmanuel Macron, s’est rendu à Kinshasa, l'OSK a été sélectionné pour prendre part à un gala en son honneur. Ils (L'OSK) ont accompagné Fally Ipupa sur scène, lors de ce gala.
La construction de l’école est maintenant achevée. Après, huit ans et demie à Kinshasa, je constate que l'orchestre est en plein essor et se porte à merveille.
D'ailleurs, orsque le Président français, Emmanuel Macron, s’était rendu dans la capitale congolaise, l'OSK avait été sélectionné pour prendre part à un gala en son honneur. Le groupe a accompagné Fally Ipupa sur scène, lors de ce gala. La formation a également fait ses début à Paris (France).
Même l'ensemble des femmes, OSK Romance, est devenu une sorte de phare d'espoir pour les femmes congolaises. Le groupe est régulièrement sollicité par différentes organisations, lorsque ces derniers lancent certaines campagnes. Par exemple, elles ont travaillé avec le Programme Alimentaire Mondial (PAM) sur une campagne sur l’insécurité alimentaire.
Vous avez dit que vous travaillez désormais avec des artistes émergents à Goma, dans l’Est de la RDC. Pourquoi Goma et comment y soutenez-vous les artistes locaux ?
Pendant que je travaillais aux côtés de l’OSK, je recevais de nombreux emails d’artistes de la région de l'Est. Ces emails disaient le plus souvent : « Kaori, nous suivons le travail que vous faites avec l’OSK. C'est vraiment extraordinaire. Pouvez-vous faire quelque chose de similaire pour les artistes dans l'Est du Congo ? ». Un jour un d'entre eux m’a dit : « Si vous cherchez des talents, ici vous allez en trouver en abondance », et cela a suscité à la fois mon enthousiasme et mon intérêt !
Ceux qui me contactaient me disaient qu’il y avait beaucoup de talents là-bas, mais qu'ils n’avaient pas les structures nécessaires pour se développer.
Donc, en mai dernier (2022), je suis allée à Goma pour la première fois et j'y ai rencontré 25 à 26 musiciens. Nous avons tenu une sorte de table-ronde, dès le premier jour. Je ne savais pas forcément comment les assister et surtout, je voulais d'abord savoir ce qu'ils attendaient de nous.
Je leur ai dit : « Écoutez, je veux tout entendre. Cela ne veut pas dire que j’ai le pouvoir de faire en sorte que tous vos désirs se réalisent. Je ne peux rien promettre, mais je veux d'abord entendre vos espoirs, vos rêves et vos luttes ».
Après avoir entendu leurs récits individuels, j'ai posé la question suivante : « Quelle est votre plus grande difficulté en tant que musiciens ? ». Je pensais qu'ils répondraient « l'argent », j'étais certaine que la majorité d'entre eux diraient : « Nous ne pouvons pas gagner notre vie en tant que musiciens, etc.»
Savez-vous ce qu'ils ont dit ? Ils m'ont exprimé que la plus grande difficulté, c'est la perception que notre société a du musicien, et leur réponse m’a vraiment marquée.
Après avoir entendu leurs récits individuels, j'ai posé la question suivante : « Quelle est votre plus grande difficulté en tant que musiciens ? ». Je pensais qu'ils répondraient « l'argent ». J'étais certaine que la majorité d'entre eux diraient : « Nous ne pouvons pas gagner notre vie en tant que musiciens, etc.»
Savez-vous ce qu'ils ont dit ? Ils m'ont exprimé que la plus grande difficulté, c'est la perception que notre société a du musicien, et leur réponse m’a vraiment marquée.
J'ai alors demandé ce que cela voulait clairement dire. Et l’un d’entre eux m’a expliqué : « Lorsque j’ai décidé de devenir saxophoniste, mes parents ne voulaient plus me parler. Ils pensaient que j'avais rejoint un gang, tout simplement parce que je voulais devenir musicien ».
Une des filles du groupe m'a aussi raconté : « C'est la même chose pour moi. J'étais chanteuse à l'église et cela ne les dérangeait pas. Un jour, j'ai dit que je voulais me lancer dans une carrière musicale, chanter solo en dehors de l'église. Ils ont pleuré et ont dit Oh Seigneur, elle va devenir une prostituée ! ».
J’étais choquée d’entendre cette histoire. J’ai même demandé au traducteur de répéter pour être sûre que j’avais bien entendu. Et chacun des témoignages a confirmé les stéréotypes que la société, surtout l’ancienne génération, entretient sur la condition du musicien et des artistes en général.
Le lendemain, nous avons organisé une session de jam. Dès que je les ai entendus jouer, je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer.
Leur talent est pur, tel que me disait la personne dans son email. Le talent à Goma est quelque chose que je n'avais jamais vu auparavant. Ce sont des artistes des bidonvilles, des chanteurs de pop, de jazz, de rumba… Mais mon Dieu, j’étais éblouie...
Je leur ai dit que si j'avais le super pouvoir de tous les mettre dans un avion, de les emmener avec moi à New York, et de réserver une salle de concert de jazz - je suis sûre qu’ils feraient vibrer une audience internationale...
Voyez-vous une différence entre les talents que l'on trouve habituellement à Kinshasa et ceux de Goma ?
Oui, et c'est la raison pour laquelle j'ai décidé de me concentrer sur eux. Je trouve que les artistes de Goma sont porteurs d'un puissant message social.
La plupart ne font pas de la musique parce qu’ils veulent juste être célèbres ou avoir des bijoux en or. Ils veulent faire passer un message. Ils veulent parler de ce qui se passe dans leur ville, exprimer leur colère, leurs frustrations. Et bien souvent, ils parlent aussi d'unité et d’espoir en des lendemains meilleurs. C’est un message très fort. Je ne parle ni le swahili (langue fortement parlée dans cette région) ni le français, mais pourtant lorsque je les écoute, je ne m'arrête pas de pleurer.
Ils pourraient parler de baseball ou de ce qu’ils ont mangé la veille, sans que je ne comprenne le sens des mots, mais l'émotion qu'ils transmettent dans la chanson me fait toujours comprendre ce qu'ils veulent exprimer et à chaque fois que je demande au traducteur le sens des chansons, il confirme mon ressenti.
Je pense que c'est cela, le vrai pouvoir de la musique, la façon dont elle transcende les langues. Pour la déployer, il faut à la fois un message important que l'on veut faire passer, des compétences musicales et techniques, mais aussi du talent à l'état pur. Si vous faites coïncider tout cela, vous valez de l’or...
J’ai donc décidé que j'allais me consacrer, ces prochaines années du moins, sur ces musiciens qui sont follement talentueux, mais surtout qui essaient de faire passer un message social très fort.
Comment et en quoi le soutien que vous apportiez aux artistes de Kinshasa a évolué, pour répondre aux besoins des artistes bases à Goma ? Quelles actions, quel type de logistique essayez-vous de mettre en place pour eux ?
Il y a trois actions principales que nous menons, notamment la production d'albums, l'octroi de bourses d'études et la production d’événements.
Nous produisons les albums des artistes que nous soutenons et ce travail est fait par une équipe 100 % congolaise. La prochaine étape après la production, c'est naturellement la vente. Nous avons pensé à écouler les contenus sur Apple Music ou Amazon Music car, ces plateformes ont une grande portée, seulement, avec elles, il est bien difficile d'espérer gagner suffisamment d'argent pour aider ces créateurs à vivre de leur art. C'est un vrai problème !
Donc, pour l'instant, la façon dont nous procédons, c'est de vendre des téléchargements sur le site web de Music Beyond, via notre application PlayMB, que nous avons lancée récemment. Avec cette solution, la plus grande partie des profits est reversée directement à l’artiste.
Le public est désormais habitué à écouter de la musique sur téléphone. Nous avons donc créé cette application qui permet de découvrir, d'acheter et d'écouter la musique à partir de son portable.
Donc, pour l'instant, la façon dont nous procédons, c'est de vendre des téléchargements sur le site web de Music Beyond, via notre application PlayMB, que nous avons lancée récemment. Avec cette solution, la plus grande partie des profits est reversée directement à l’artiste.
Chaque année, nous choisissons quelques albums à produire. Cette saison, nous avons choisi les opus suivants, qui sont désormais disponibles sur notre plateforme : Jazz Rumba de Yeremia Vindu (trompette) & the band; Samsoni de Yasubu Kasereka, qui est un chanteur et beatboxer extraordinaire.
Quand Yasubu était enfant, il était fasciné par Samson, le personnage de la Bible. Il rêvait de posséder également des super pouvoirs, comme son héros, pour sauver le Congo. Maintenant qu'il est devenu adulte, Il a trouvé son pouvoir dans la musique. Il a donc créé cet album, qui parle de la vie au Congo, de la façon dont l'être humain devrait être célébré ; c'est un très bel album !
Il y a également Beni-Kwetu (Safi Sivan, Chris Freddy, Chris Packim and Meo Kalen) qui parle de l’histoire la ville de Béni (RDC).
Il y a un nouvel album qui sera disponible au mois de Septembre - c’est Fungula Motema de Salomon Zagabe (guitare) & The band. L’artiste se confie totalement dans cet opus (Fungula motema veut dire « ouvre ton cœur »), et parle de ses combats en tant que jeune musicien. Il raconte comment il s'est senti mal-aimé pour son choix d’être musicien, et toute l'ignominie que cette situation lui a créée.
Nous espérons vraiment que ce type d'album contribuera à changer la perception de la société sur la condition du musicien. Il faut que les gens comprennent que les artistes ne parlent pas toujours de drogue, de sexe ou d'argent...
Il y a différentes facettes à la musique et c'est cela qui est explique que cet art soit devenu un phénomène historique et social, que l'on rencontre dans tous les milieux, toutes les cultures, toutes les religions et toutes les époques, depuis des centaines et des centaines d'années.
Kaori, comment fonctionne la bourse ou le soutien financier aux artistes?
Pour ce qui concerne les bourses, les artistes peuvent nous envoyer une proposition formelle de soutien pour participer à un festival de musique, jouer dans un spectacle, prendre part à un atelier, etc.
Si la demande est pertinente et qu'elle peut être couverte par notre budget, nous aidons financièrement le demandeur (entièrement ou partiellement).
Grâce à ce programme de bourses, nous avons envoyé nos artistes jouer/prendre part à des festivals de musique au Sénégal, au Burundi et en Ouganda, et nous les avons aidés à créer des spectacles dans des villes à l'intérieur et à l'extérieur de la RDC .
Aujourd’hui, où en est la collaboration avec l’OSK, le 1er projet qui vous a fait voyager au Congo ?
Comme je l’ai dit un peu plus tôt, parmi les principaux projets que nous avions en commun, il y avait la création d'un cursus de formation pour leur école de musique, qui était alors en construction. Les différents objectifs que nous nous étions fixés sont aujourd'hui atteints. L’école de musique est opérationnelle et elle sert vraiment la communauté !
Je suis toujours leur parcours, je suis fière de ce qu’on a accompli ensemble, et surtout, je suis fière d’eux !
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