Fally Ipupa, « les combattants », et la nécessité de redéfinir le rôle de la musique dans la société congolaise
Le passage du chanteur congolais Fally Ipupa sur la scène de l’AccorHotels Arena le 28 février dernier à Paris (France), a été digne d’un feuilleton aux multiples rebondissements dont le dénouement est heureux.
L'événement a laissé une sensation semblable à celle que l'on ressent après le dernier épisode d’une série rocambolesque, où le héros a enfin le dernier mot. Il suffit de voir le buzz généré sur les réseaux sociaux avant et après le concert pour s'en rendre compte.
En effet, une frange de la diaspora congolaise qui se fait appeler « les combattants », fait la guerre depuis plusieurs années aux artistes, boycottant leurs concerts et les empêchant de se produire en dehors de la RDC.
Plusieurs incidents de cette nature ont eu lieu dans des villes européennes, au Canada et en Afrique du Sud, où plusieurs chanteurs ont tenté de se produire.
Il faut dire que ce mouvement a pris racine dans les crises politiques répétées qui ont secoué la RDC ces dernières décennies et il s'est radicalisé peu après les élections de 2011, avec la victoire de Joseph Kabila, contestée par une partie de la population.
Dans la diaspora, des partisans de Jean-Pierre Bemba et Etienne Tshisekedi (leader de l’UDPS qui avait boycotté le scrutin) se sont révoltés et ont attaqué des personnalités jugées proches du pouvoir, lors de leurs voyages à l’étranger.
Pour ces « insurgés », les musiciens font également partie des alliés du pouvoir. Ils les qualifient de « traitres », soudoyés pour ne pas dénoncer les vrais problèmes auxquels les Congolais font face au quotidien.
Fally trace son Droit chemin
En 2006, Fally Ipupa qui s’était fait remarquer au sein du légendaire Quartier Latin, l'orchestre de Koffi Olomidé, a sorti Droit Chemin, son premier album solo.
Droit Chemin est un opus moderne, qui s’éloigne de la rumba classique et propose des sons plus urbains.
Avec Droit Chemin, Fally a ratissé très large, séduisant un public essentiellement jeune et branché. Il baptisera son style éclectique, Tokooos.
Dès le début de sa carrière, il a su élaborer une puissante stratégie marketing et branding, guidée par sa volonté assumée de briller sur une scène internationale alors dominée par le rap US et français, ainsi que par les tendances afro du début des années 2000 comme le coupé-décalé ivoirien.
Cette stratégie se traduit par de nombreux featurings avec des artistes comme Ben J des Neg Marrons, Mokobé, le nigérian J. Martins ou encore l’américaine Olivia de G-Unit, ancienne protégée de 50 Cent.
Cette période coïncide également avec l'essoufflement de plusieurs grands noms de la musique congolaise, embarqués pour la plupart dans des affaires scandaleuses et problèmes judiciaires (accusation de traite d’êtres humains, scandales sexuels, explosions et conflits dans les grands orchestres, …).
La musique Made in Congo connaît fort logiquement un ralentissement, après plusieurs décennies de domination sur le continent et dans la diaspora africaine.
Fally est toutefois l’un des seuls qui brillent dans ce contexte et il arrive à s’imposer tant à l'échelle locale qu'internationale. Il sort, coup sur coup, 4 albums studios et de nombreux singles et EPs, qui lui valent des récompenses et nominations pour des prix prestigieux. Il tourne sans répit à travers le monde.
Sans surprise, il devient le chef de file de la musique congolaise, sans savoir que ce succès engagerait un interminable bras de fer avec « les combattants ». Il avait d’ailleurs déploré cet acharnement lors d’un entretien accordé à Music In Africa en 2017.
Plusieurs de ses concerts seront malheureusement annulés suite aux menaces persistantes de ces derniers, notamment un showcase au Mirano à Bruxelles (Belgique) en 2016, et un autre à la Cigale de Paris (France) en 2017.
Fally n’avait donc plus annoncé de grands concerts en Europe, quoi que sa popularité se soit accrue à l'international, avec le succès de ses albums Tokooos (2017), Control (2018) et ses nombreuses collaborations avec de grands noms des musiques urbaines françaises et africaines, tels que Booba, Aya Nakamura, Dadju, Naza, Diamond Platinumz, Keblack, Sidiki Diabaté , et bien d’autres encore.
L'annonce de son dernier concert à Paris a créé un véritable buzz auprès de ses fans, impatients de le voir jouer ses nombreux tubes en live.
Mais bien plus que le plaisir de voir leur star sur scène, il y avait chez les 20 000 spectateurs de l'Accorhotel Arena, le désir de tourner définitivement une sombre page de l'histoire de la musique congolaise.
Beaucoup d'entre eux emploient d'ailleurs des superlatifs depuis le 28 février, pour qualifier ce concert d’historique et le considèrent comme le symbole d'une nouvelle ère, celle du retour de la rumba sur la scène internationale.
La fin ne justifie pas les moyens
Si le concert de Fally a été un immense succès, c’est surtout grâce à l’engouement populaire et au soutien de ses fans.
À quelques jours du spectacle, le concert été annoncé quasi sold-out, et les 20 000 places ont toutes été prises à quelques heures de l’événement.
Beaucoup pensaient que l'engouement manifeste des fans et le soutien des médias internationaux et congolais auraient empêché les combattants de nuire à la réunion de Fally avec son public.
Malheureusement, à quelques heures du concert, les réseaux sociaux et les médias ont fait état d’incidents provoqués par ces derniers. Par exemple, la Gare de Lyon a dû être évacuée et fermée après que les combattants ont mis le feu à des voitures, des scooters et des poubelles; de plus ces derniers se sont affrontés aux pompiers venus intervenir.
Ces actes de vandalisme ont provoqué l’indignation de plusieurs personnes sur les réseaux sociaux,dans la presse locale, internationale, et suscités des interrogations de toutes sortes, sur les méthodes particulièrement violentes de ceux-ci, qui ont agressé, bousculé et intimidé des fans se rendant au concert.
S’il est vrai que certaines crises et conflits frappent la RDC depuis des décennies, comme ceux qui persistent dans l’Est du pays, méritent notre attention, rien ne cautionne les violences et intimidations dont sont victimes les artistes et leurs fans depuis plusieurs années.
Problèmes auxquels font face les artistes congolais
Il importe de souligner que le supplice actuel des artistes est la résultante d'un vieux système qui devrait pouvoir se corriger par la création d'une industrie musicale structurée.
Depuis la nuit des temps, les créateurs dépendent du mécénat et du soutien d’hommes et femmes d’affaires, de personnalités politiques et des membres de la diaspora.
Ce système a permis à la musique congolaise d’exister pendant de nombreuses années sans véritable soutien de l’état. À l’époque du président Mobutu (président du Zaire, ex nom de la RDC de 1965 à 1997) des membres de sa famille, notamment son fils Kongolo Mobutu alias Saddam Hussein, étaient régulièrement cités dans des chansons.
Cette sorte de griotisme moderne a pris de l’ampleur et est devenue une innovation congolaise appelée mabanga. Le mabanga (name dropping)est l’art d’insérer des dédicaces dans les chansons, moyennant de gros montants. Certaines personnes se voient carrément dédiées des chansons entières moyennant de très grosses sommes. Par ce canal, plusieurs noms sont parvenus à s'inscire dans le patrimoine musical congolais tant on les a entendus.
Créer une véritable industrie de la musique congolaise
Une des solutions pour dépasser ce système pourrait être le soutien de l’état congolais par la mise en place d’un cadre légal favorable au développement l’industrie de la musique, et celui des arts et de la culture en général.
Comment reprocher aux createurs créateurs de vivre du mécénat quand il leur est pratiquement impossible de vivre de leur art en RDC et dans beaucoup de pays africains d’ailleurs ?
Les artistes font face à la piraterie de leurs œuvres, au manque d’opportunités dans le secteur, à l’inefficacité des sociétés de gestion collectives de droits d’auteurs qui les empêchent de toucher leur royalties ; ils sont confrontés à bien de maux encore.
La musique congolaise survit miraculeusement depuis des décennies, grâce aux talents exceptionnels des musiciens, à leur créativité, au mécénat et aux prestations en live.
Par conséquent, pour les artistes d’une certaine génération, faire des concerts en Europe régulièrement, était d’une importance capitale. Ces spectacles leur offraient l’opportunité de remplir de grandes salles, réaliser des DVDs et faire du mabanga en live, afin de recevoir des « pourboires » de plusieurs milliers d’euros de la part des sponsors basés en Europe.
Mais vu le ralentissement de la musique congolaise ces dernières années, mise à mal par les nouveaux genres populaires afro tels que le coupé-décalé, la déferlante afrobeat venue du Nigeria et l’afro-trap popularisé par les rappeurs français aux origines africaines, il est impératif que les autorités congolaises investissent dans la création d’une industrie musicale nationale durable et rentable.
Une telle initiative contribuerait à sécuriser le métier d’artiste, créer des emplois dans le secteur des arts et contribuer au développement global du pays.
Selon un rapport de la firme d’audit PricewaterhouseCoopers, en 2014 les revenus tirés de la vente de la musique produite au Nigéria ont généré 56 millions de dollars et il était prévu qu'ils dépassent les 88 millions en 2019. Cela démontre que la musique peut rapporter des revenus considérables à un pays.
Cependant, pour pouvoir bénéficier de telles retombées économiques, le gouvernement congolais devrait renforcer sa politique culturelle et prendre des mesures qui boosteront le secteur de la musique, en créant par exemple des écoles de musique pour professionnaliser le secteur, soutenir les acteurs, entrepreneurs et organisations culturels dans la promotion d’événements et d’initiatives tels que des festivals, des conférences etc.
Entre autres pistes à exploiter : la construction de lieux de concerts qui répondent aux standards internationaux pour accueillir des spectacles d'une certaine dimension, réformer les sociétés de collectes de droit d’auteur, redéfinir le statut de l’artiste pour l'aider à ne sombrer dans la pauvreté après sa belle carrière (cotisations, retraites, etc.).
La rumba est un véritable patrimoine culturel mondial, étant donné son énorme contribution à la musique en Afrique et au-delà. Et pour des artistes comme Fally, qui ont su émerger de ce système grâce à leur talent et dur labeur, leur droit de se produire où ils le désirent, en toute liberté et de vivre de leur art doit être respecté et protégé à tout prix.
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