La musique populaire au Tchad
Par KILA ROSKEM Jean-Pierre
Chercher à comprendre la musique populaire tchadienne à travers le prisme de son évolution historique permet de distinguer de deux époques distinctes : l’époque des origines cosmopolites pendant l’ère de l’indépendance d’une part et d’autre part celle dite de la révolution culturelle qui se traduit par la quête d’une identité nationale.
Le cosmopolitisme s’entend ici dans le sens d’ouverture, de processus par lequel « les mondes de la musique acquièrent une dimension transnationale à la faveur de phénomènes migratoires complexes » comme le souligne Suzanne dans le cas algérien (2009).
Parler du cosmopolitisme des origines de la musique populaire tchadienne revient donc à évoquer les influences de la culture ‘’étrangère’’, qu’elle soit originaire des Etats-Unis, d’Europe ou d’autres pays d’Afrique. Quant à l’affirmation de l’identité locale ou nationale, elle fait référence au « retour aux sources », à la tradition.
Le but de cet article, construit à partir de quelques entretiens et articles de presse, est d’abord de montrer le caractère cosmopolite ou la diversité de la musique populaire puis de tenter de comprendre les choix des acteurs du « monde de la musique » populaire (Becker, 1988) de s’inscrire dans l’affirmation de l’identité nationale.
Bref rappel des origines cosmopolites de la musique populaire tchadienne
L’appréhension de la dimension cosmopolite de la musique populaire tchadienne peut être perçue sous deux angles : la forte influence du modèle extérieur et la diversité des esthétiques qui coexistent.
On peut situer les débuts de la musique populaire au Tchad aux alentours de 1962 avec l’orchestre « Tchad Succès » à Fort Lamy (actuel N’Djamena). Le premier caractère cosmopolite vient du fait que cet orchestre qui constitue l’un des premiers groupes musicaux modernes est composé essentiellement de Camerounais et Congolais. C’est un peu plus tard en 1964 que le premier ensemble tchadien est né avec l’orchestre Chari Jazz à Fort-Archambault (actuel Sarh).
Calqué sur le modèle congolais, cet orchestre attirera l’attention des hautes autorités, en l’occurrence le président Tombalbaye (1960 – 1975) qui décida de l’équiper et de financer durant neuf mois, la formation de ses éléments au Zaïre sous la conduite de Franco et de Rochereau. Il n’est donc pas étonnant que les compositions à cette époque relèvent du rythme congolais, la rumba.
Parallèlement à l’émergence de la musique moderne, la scène musicale se densifie avec l’éclosion des groupes arabophones à l’image de ceux de Moussa Chauffeur, Djallali, Pékos,… avec un répertoire d’inspiration orientale, mais surtout soudanaise. Enfin, il y a le dynamisme des figures emblématiques de la musique traditionnelle avec Demi Thomas, Alifa Daï, Ngon Koutou, Ndjalla, les Forgerons du Tibesti, Matendé qui étaient mobilisées pour agrémenter, en permanence, les cérémonies officielles aux côtés des groupes musicaux modernes.
Si de l’indépendance à une certaine époque,le contenu de la production musicale est essentiellement calqué sur des codes de la musique congolaise, aujourd’hui l’on assiste à un nouveau tournant avec un contenu plutôt orienté vers la quête de l’identité nationale.
L’affirmation de l’identité nationale et locale
Vers les années 1995 à 2000, l’on assiste à un nouvel engouement pour la musique tchadienne avec l’apparition des premiers studios d’enregistrement qui ont permis de mettre sur le marché national des cassettes puis des CD. Les pionniers de cette ère étaient, entre autres, Tibesti, Mujos, Masdongar, Talino, Saint Mbété, Dounia Danpeur, Otentic, etc. Il faut souligner que la présence de ces établissements d’enregistrement constitue en quelque sorte un aiguillon à la production locale.
Du point de vue historique, la référence à l’identité locale, traditionnelle ou à « l’authenticité » est prônée par le premier Président tchadien François Tombalbaye, sous le nom de « révolution culturelle » ou de « retour aux sources » vers les années 1973. Dans le contexte musical, cette position politique traduit ce que White Bob (2002) disait du contexte congolais que promouvoir une identité musicale nationale aujourd’hui, c’est nécessaire non seulement
« pour revendiquer un espace politique neutre, loin des menaces du tribalisme et des divisions ethniques, mais aussi pour revendiquer un espace dans l'arène politique internationale ».
En effet, une telle attitude qui relève de ce qu’on serait tenté d’appeler une forme de protectionnisme culturel, voire de préférence nationale, est exacerbée par le sentiment, au niveau local, d’une menace permanente d’invasion de la part des pays africains qui exportent massivement leurs rythmes nationaux comme la Côte d’Ivoire avec le ‘’Coupé-Décalé’’ ou le rap américain.
Indicateur principal d’appréciation ou de hiérarchisation des œuvres, l’authenticité dont il s’agit ici relève du « naturel » et évoque l’imaginaire villageois, à ce qui fait l’identité d’une communauté ou du pays.
Aujourd’hui, l’évocation des noms de certains groupes comme Chila Chila, Tibesti, Soubyanna, Leul Bô, H'Sao,… révèle ainsi des éléments contextuels tchadiens qui traduisent ce choix du « retour aux sources ».
Pour d’autres musiciens comme Ngass David, l’affirmation de cette identité se perçoit dans la préférence des langues locales, le Ngambaye, l’occurrence au Français qui est associé au pouvoir de domination du colonisateur et qu’il faut s’en départir à certains moments.
Cette quête d’affirmation de l’identité nationale peut être également perçue au niveau institutionnel à travers l’organisme de gestion des droits d’auteurs, le BUTDRA qui déprécie, dans son échelle de rémunération des auteurs, les compositions musicales au contenu et rythmes, congolais ou ivoiriens.
Conclusion
La musique populaire tchadienne est donc influencée en permanence par la culture étrangère. Si l’affirmation de l’identité nationale constitue une forme de résistance à cette forme d’« invasion », il y a des situations où le mélange d’influences culturelles aboutit à une « fusion d’éléments en un nouveau tout cohérent » (Bajard 2007 : 70). C’est le cas de la Fête de la Musique qui est en fait un évènement « importé » et qui subit une forme de réappropriation au niveau local.
En effet, l’une des formes de cette réappropriation locale de cet évènement désormais mondial est le fait de programmer des groupes folkloriques aux côtés des groupes modernes dans certains lieux. En effet si dans le contexte français ou européen, cet événement urbain a comme objectif la promotion de la pratique musicale amateur, ici c’est une occasion où l’on peut saisir la relation forte entre l’urbain et le rural, la modernité et la tradition. Bien qu’urbaine, la Fête de la Musique permet aux citadins de renouer avec leur village, de se remettre dans le contexte traditionnel.
Bibliographie :- Howard S. (1988) Les mondes de l’art, Flammarion.
- Flora Bajard, (2007) La réappropriation des musiques traditionnelles dans les musiques actuelles « De l'objet d'étude à l'élaboration d'un outil pour la réflexion socio-anthropologique: la démarche artistique des musiciens, espace d'observation de dynamiques sociales, culturelles et artistiques », Mémoire de recherche, IEP/Toulouse. 157 p.
- Suzanne, « Musiques d’Algérie, mondes de l’art et cosmopolitisme », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 25 - n°2 | 2009, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 16 janvier 2016. URL : http://remi.revues.org/4945.
- KILA ROSKEM Jean-Pierre. L’émergence d’une scène musicale à N’Djamena : identification des acteurs et des territoires. Avignon : Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication. Université d’Avignon, 2014, 349 p.
- Laoro Gondjé, Art tchadien : La musique recherche son identité, Tchad et Culture, N’Djamena, 2007.
- White Bob W., « Réflexions sur un hymne continental. La musique africaine dans le monde», Cahiers d'études africaines 4/2002 (n° 168) , p. 633-643
- URL : www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2002-4-page-633.htm.
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