La musique traditionnelle en Afrique du Sud
Par Kagiso Mnisi
La distinction entre musique traditionnelle et moderne suggère que la musique traditionnelle est en quelque sorte primitive, moins évoluée ou moins populaire, mais tel n’est pas le cas. La musique spirituelle ou traditionnelle africaine est classée dans la catégorie musiques du monde pour le public étranger, la réduisant à une activité commercialisable et définissable, ignorant le fait qu’elle est dynamique et ne fonctionne pas en vase clos. Elle continue d'évoluer au même titre que les nouveaux genres populaires.
L’histoire du pays, marquée par le régime de l'apartheid et la politique de ségrégation raciale, pèse sur l’évolution de la musique traditionnelle en Afrique du Sud. Le gouvernement tente de classer et de séparer tous les citoyens au nom de l’épuration culturelle et ce jusqu'à l'avènement de la démocratie au début des années 90. Les sud-africains noirs sont catégorisés et définis en fonction de leur appartenance ethnique.
Beaucoup se retirent vers leurs terres natales, où la musique diffusée par la South African Broadcasting Corporation (SABC) joue un rôle central dans la promotion de l'idéologie de l'apartheid, chaque groupe encourageant sa propre station radio. Le musicien est contraint de se conformer à la règle, enregistrant la musique définie par son appartenance ethnique, au point où sur les couvertures d’albums, on pouvait lire Zulu, Sotho ou Venda.
Tout amalgame de langues ou collaboration entre artistes de différents groupes ethniques est interdit. La présence de paroles rappelant les découvertes ou innovations de l’homme blanc provoque aussi des réactions. L’ethnomusicologue Hugh Tracey, est considéré comme le premier à enregistrer de la musique sud-africaine traditionnelle dès les années 20, et John Blacking popularise le folklore local, même si une grande partie de la musique est interprétée (mais pas enregistrée) bien avant cette époque.
Compte tenu de la riche diversité culturelle de l'Afrique du Sud et l'importance de la musique pour ses habitants, il est impossible de traiter en détail tous les genres et interprètes de musique traditionnelle. Cet exposé se penchera plutôt sur les principales variations de la musique traditionnelle, ses auteurs-compositeurs ainsi que ceux qui s’en inspirent.
La musique Khoisan, Goema et Vastrap
Les khoïsans sont les premiers habitants de l'Afrique du Sud. Leur musique est caractérisée par des chants polyphoniques qui ressemblent aux incantations des amaXhosas, un autre peuple du pays. La musique joue un rôle central dans leurs rituels, car elle permet de communiquer avec leurs ancêtres. Leur transe dance reproduit des mouvements d'animaux tels que l'antilope. Pops Mohamed est l'un des principaux artistes à avoir étudié la culture khoisan. D’autres artistes Hip-hop tels que Quintin Jitsvinger Goliath et Richard Quaz Roodt, qui sont Khoïsans, honorent leurs racines à travers leurs chansons.
Les rythmes khoisans influencent les gens de couleur du Cap et ils contribueront à forger la goema. Vers la fin des années 60, le pianiste Abdullah Ibrahim (qui prendra plus tard le nom de Dollar Brand) décrit la goema dans sa chronique pour The Cape Herald, comme un art métissé essentiel au Cap. Ibrahim explique que son style de jeu est inspiré des traditions folkloriques des Doekums and Coons (traduit littéralement par personnes de races mixtes et noirs. Termes familiers ayant une connotation péjorative.) Pour Ibrahim, cette musique narrative encourage les gens de couleur du Cap à être fiers de leurs racines.
La goema est donc issue de la rencontre des cultures malaisiennes et khoisan mais également des rythmes traditionnels vastrap, langarm ou tiekiedraai ; populaires parmi les Afrikaners. La goema est encore répandue aujourd'hui. Les festivités annuelles Kaapse Klopse aussi connues sous le nom deTweede Nuwe Jaar (litéralement deuxième jour de la nouvelle année), se tiennent le 2 Janvier. Des défilés colorés de ménestrels s’emparent alors des rues du Cap. Mac Mackenzie, membre fondateur de The Genuines et The Goema Captains, est l'un des rares musiciens qui continue à se consacrer à la musique goema.
KwaXhosa
Les amaXhosas sont une ethnie qui comprend les amaBhacas, amaFengus, amaMpondos et amaThembus. Ces groupes ont chacun leur expression musicale distincte, enracinée dans la tradition orale. Les femmes sont au cœur de la musique. Par exemple, la danse umngqungqo est interprétée par une femme mariée à la cérémonie intonjane ou lors du rite de passage des jeunes filles à l'âge adulte.
Lors des mariages, l’umbholorho (chant traditionnel) s’accompagne de danses connues sous le nom d’umdudo. D'autres danses importantes incluent l’ukuxhentsa, interprétée par les jeunes filles et les guérisseurs traditionnels au cours de leurs cérémonies, tandis que l’umguyo est interprétée par les garçons au cours du rite de passage à l'âge adulte.
Madosini est l’une des musiciennes traditionnelles les plus populaires. Née à Mthatha, dans le Cap oriental, elle est l'une des rares artistes de sa génération à honorer la musique traditionnelle Xhosa, se spécialisant dans le chant diphonique et la composition, incorporant des instruments indigènes tels que l’uhadi (arc musical), l’umrhumbe (arc à bouche) et l’isitolotolo (harpe du juif). Madosini encadre également des artistes Xhosas tels que Thandiswa Mazwai et Camagwini. Amampondo, le groupe de Dizu Plaatjies contribue aussi à populariser la musique traditionnelle des amaXhosas et ce, depuis les années 80.
Ndebele
L’isiNdebele est une langue créole qui réunit toutes les langues parlées en Afrique du Sud. Cette diversité se manifeste dans sa musique à travers une variété d'instruments de musique tels que l'arc à bouche, l’isighubu (tambour) et l’isiginxi (guitare). Un exemple vient du jeu de guitare de Nothembi Mkhwebane, la matriarche des ndebeles. Hugh Masekela a puisé également dans ce patrimoine pour composer sa chanson « Stimela », au sujet de la migration . Cloche de vache en main, Masekela se lamente, « Stimela si hamba nga malahle ... sangi lahla kwa Guqa » (« le train à vapeur m'a laissée à Guqa» , un lieu offrant des perspectives d'emploi au Mpumalanga, « où je serai loin de la famille»). Plus récemment, la génération kwaito étend son répertoire à travers une collaboration entre Oskido et Candy sur une chanson intitulée « Tsa MaNdebele ». La chanson est interprétée en SeLobedu, la langue maternelle de Candy, un dérivé de la langue Ndebele surtout parlée dans la région du Limpopo.
XiTsonga
Les tsongas résidaient au nord de l'Afrique du Sud (au Mozambique et au Zimbabwe) avant de migrer vers le Transvaal au 18ème siècle. Dans le sillage de la campagne de King Shaka, au milieu du Mfecane (exil forcé), le général Soshangane est chargé de conquérir le groupe. Certains croient que le nom Amashangane est alors imposé. D’autres pensent que le nom vient du terme péjoratif Amashiya'ngani, pour parler de ceux qui ont abandonné leurs enfants au moment de l’attaque. Les termes shangaan et tsonga s’utilisent ainsi de manière interchangeable.
Les vatsongas se distinguent par une sélection d'instruments traditionnels tels que le xitiringo (flûte), le mohambi (xylophone), le xipendana et le mqangala (arcs à bouche), le xitende et le xizambi (grands arcs), ainsi que des cornes, hochets et sifflets. Ces instruments sont utilisés dans les cérémonies rituelles telles que le khomba (initiation des jeunes filles) et le mancomane (exorcisme).
La South African Broadcasting Corporation (SABC) perpétue le tribalisme, touchant profondément la musique Xitsonga. Radio Tsonga, aujourd'hui connue sous le nom de Munghana Lonene FM, est la seule station à diffuser la musique traditionnelle Tsonga. Malgré les restrictions, les artistes Xitsonga tels Thomas Chauke, les Sœurs Shinyori et Joe Shirimani deviennent des stars. La langue influence également la musique populaire des années 80, connue sous le nom bubblegum, grâce à Dan Tshanda et son groupe Splash.
Le Shangaan Disco émerge alors avec son roi incontesté, le regretté Paul Ndlovu, suivi par PetaTeanet. Après l'apartheid, des artistes tels que Penny Penny et Ester M suivent la voie de Ndlovu, proposant une fusion entre musiques traditionnelles et disco. Les artistes hip-hop tels qu’Amu, Spex et Mushangani reconnaissent l’importance des langues locales dans la musique. Au cours des dernières années, la culture de la danse américaine et européenne a adopté les beats et synthés de la musique Tsonga, inventant le terme Shangaan Electro, que l’on retrouve aujourd’hui dans les sessions des DJs tels que Zhao, basé à Berlin.
Basotho, Batswana et Bapedi
Le royaume montagneux du Lesotho abrite de nombreux groupes enracinés dans la musique dite famo, une narration accompagnée d'un accordéon et d’un steel-drum (baril). On retrouve également dans les premières interprétations du famo, des instruments tels que le lekolulo (sorte de flûte) et le setolo - tolo (instrument à cordes). Le famo est interprété lors des cérémonies d'initiation et autres célébrations. Uhuru, connu plus tard sous le nom de Sankomota, émerge dans les années 80 et est l’un des premiers groupes, originaire du Lesotho à réussir sur le marché.
Le groupe est constitué de Moss Nkofo,Tsepo (The Village Pope),Tshola, Frank Leepa, SoroutiSelate et Black Jesus. Les chansons du groupe notamment « Bakubeletsa » portent sur l'émancipation et la vie au Basotho. La musique moderne Sotho trouve également sa place dans le hip- hop à travers Kommanda Obbs et Optical illusion, dont le célèbre « Il Ke Fihla » est un appel au courage et à l’abnégation.
Les Batswanas s’apparentent aux Basothos. Leur musique Mmino Wa Setswana, qui se distingue par des mouvements de mains, des jeux de rythmes, des échos et des chants, est projetée sur le devant de la scène internationale avec la fameuse chanson « Kulenyane » interprétée par Botswana's Cultural Spears. Un nouveau genre de hip hop vernaculaire interprété par les rappeurs Khuli Chana et HHP, est la plus récente incarnation de la musique Tswana.
Les bapedis sont un autre peuple résidant dans les régions du nord de l'Afrique du Sud. Parfois appelés Northern Sotho par les historiens coloniaux, les bapedis sont en fait une tribu de la région du Limpopo, composée de plusieurs groupes. La musique bapedi se caractérise sur le plan instrumental, par la flûte et le dipela (instrument à anche). Les musiciens adopteront plus tard la harpe juive et l’auto harpe allemande pour créer une musique connue sous le nom d’harepa, considérée comme typiquement pedi. Dans les années 70, l’harepa ne connaît qu’un bref succès en Afrique du Sud, avec la chanteuse Johannes Mohlala.
Le kiba, qui transcende ses racines rurales pour devenir un style migrant, est sans doute l’ultime expression musicale des pedis. Il est généralement interprété par un ensemble d'hommes jouant le dinaka (flûte). Alternativement, un groupe de femmes interprète le kosa ya dikhuru, caractérisé par le chant et une danse agenouillée traditionnelle, qui est également interprétée par d'autres groupes culturels.
Il y a également le chant d’appel ou le meropa (tambour), généralement interprété lors des fêtes ou des célébrations comme les mariages. Dr Sello Galane est sans doute le musicien de kiba le plus connu. Sa série d’albums Free Kiba tente de diversifier et de détribaliser le genre en adoptant de nouveaux instruments et diverses langues africaines.
Maskandi et Isicathamiya
Le maskandi, genre néo-traditionnel associé aux amaZulus, émerge à la fin des années 60 et est interprété par les travailleurs migrants vivant dans les auberges et enkomponi (campements) à proximité des mines. Leur musique qui traduit la nostalgie de leurs pays, est généralement jouée à la guitare par les hommes. Feu BusiMhlongo, dont le dernier album Amakholwa explore le lien entre le maskandi et la foi, va à l’encontre de cette tendance, en s’inspirant des influences de la musique gospel, du rock et du funk.
Bien que l’on retrouve les mêmes thèmes de la musique gospel dans le maskandi, ces genres diffèrent du point de vue des styles. La musique traditionnelle zoulou, isicathamiya, un chant a capella interprété par des chœurs et rendu célèbre dans le monde entier par Ladysmith Black Mambazo, s’apparente davantage à la musique gospel. Plus récemment, le rappeur Zulu Boy a réussi à fusionner les influences traditionnelles zouloues dans son hip hop.
Marabi, Kwela et Mbaqanga
Dans la première moitié du 20ème siècle, des pôles multiculturels surgissent dans les grandes villes, comme Sophiatown à Johannesburg, District Six au Cap, Marabastad à Pretoria et Umkhumbane à Durban. De nouveaux genres musicaux émergent de ces centres, notamment le tshaba-tshaba et le marabi, qui viennent combler l'écart entre les influences traditionnelles et les tendances internationales contemporaines, en particulier le jazz.
Dans les années 50, le marabi devient populaire dans les shebeens (bars locaux des townships). Le morceau « Meadowlands », écrit par Strike Vilakazi, parle de la destruction de Sophiatown et de l’exil forcé vers Meadowlands. D’autres stars de l’époque à retenir : Dolly Rathebe, Miriam Makeba, Dorothy Masuka, Thandi Klaasen, Abigail Kubeka, The Manhattan Brothers et The African Inkspots. Le kwela devient également célèbre dans le monde entier par son exceptionnel jeu de flûte. Ses principaux rivaux sont Spokes Mashiyane, Special Mabaso Lemmy, Aaron Big Voice, Jack Lerole et Allan Kwela.
Le mbaqanga, émerge dans les années 60. Ce nouveau genre s’inspire de la musique traditionnelle zoulou et de nombreuses autres influences, pour former un style sud-africain, résolument urbain et répondant au big band ou au swing américain. Le producteur West Nkosi est associé au genre, qui continue d'être populaire en Afrique du Sud grâce à des groupes comme les Soul Brothers.
La musique Venda et Philip Tabane
La musique venda est appelée nyimbo dza vhavenda et consiste en la répétition de mots, en des variations mélodiques et en des rythmiques subtiles, qui engagent l'habileté des musiciens et l’audience. La musique est essentiellement une activité sociale. Le rythme en est la clé et les tambours traditionnels comme le ngoma, le thungwa et le mirumba sont généralement joués par les femmes.
Comme dans la musique des bapedis, une grande variété de flûtes en roseau ou en bambou, nommés en fonction de la note qu'elles produisent, sont également utilisées ou combinées dans un ensemble appelé mutavha. Le tshikona est un chant (et une danse) traditionnel du peuple venda. Il est interprété lors des mariages et autres cérémonies.
Le malende est un autre type populaire de musique et de danse venda associées aux célébrations. Les musiciens venda ont également un penchant pour le reggae avec des artistes tels que Colbert Harley Mukhwevo, qui a commencé à enregistré pour la radio SABC au début des années 80, ou plus récemment Tshidino Ndou.
Au cours de la narration ou de la louange, le son de la corne délivre le message « hulidza », qui signifie littéralement « faire pleurer ». Un son associé maintes fois à Philip Doctor Malombo Tabane, bien que le musicien lui-même réfute cela. Tabane a depuis plusieurs décennies forgé un nouveau genre traditionnel connu sous le nom de malombo, qui s’inspire fortement des influences venda. La thèse de doctorat de Sello Galane souligne sa position : « Le malombo n’est pas qu’une musique ...mais une institution socioculturelle qui comprend le chant, la danse, des éléments du spectacle, la religion et un mode de pensée ». Tabane réitère dans une récente interview avec Rolling Stone SA : « Seul ceux qui ont grandi dans la tradition d’une famille de guérisseurs peuvent jouer de la musique malombo . Le malombo est la musique des ancêtres et ne peut être associé à une ethnie ». En spectacle, Tabane redit des incantations anciennes, qui transcendent la simple langue et le genre.
Ce texte tente de démontrer que la musique traditionnelle de l'Afrique du Sud fait partie d'un récit diasporique bien plus grand et ne se limite pas à un moment ou à lieu précis. Il raconte une histoire qui s’étend sur plusieurs générations, du rituel à la dépossession, de la migration à l’urbanisation. Cela témoigne de l’évolution de l’histoire, plutôt que le sentiment largement répandue selon lequel, la musique traditionnelle a été modifiée ou mitigée par des influences plus modernes ou étrangères.
Les cérémonies de remise de prix telles la South African Music Awards (SAMAs) et la South African Traditional Music Achievement Awards (SATMAs), reconnaissent et représentent les genres traditionnels, comme au temps de l’apartheid, mais leurs simples existences soulignent toutefois le fait que la musique traditionnelle continue d’être et ne cesse d’évoluer. La musique a persévéré depuis les temps anciens pour être réinterprétée par des musiciens novateurs comme Tabane, Mhlongo, Galane et bien d'autres. Elle est également reprise par des jeunes stars telles Thandiswa Mazwai, Zulu Boy et Kommanda OBB. La musique traditionnelle sud-africaine est la musique d'un peuple de conteurs, qui a vécu une histoire mouvementée.
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