Le Rap Marocain : De Salé à Casa, histoire d’une expansion autonome
Au-delà des frontières nationales, le rap marocain a impacté le Maghreb et Moyen-Orient, et leurs ressortissants à travers le monde. L’emploi de la langue arabe ainsi que les thèmes évoqués, revendications sociales ou narration réaliste, touchent au coeur, et le flow est efficace. Le langage, spécifique, dit « daarija » (arabe dialectal marocain), mixe d’arabe, berbère, anglais, français et d’espagnol, se module avec les beats façon hip-hop américain, agrémentés de percussions ou instruments traditionnels. L’Histoire de ce rap tant apprécié hors de ses frontières n’a pas été facile, et les conditions dans lesquelles évoluent les rappeurs marocains ne le sont toujours pas. Entre revendications sociales et culturelles, et combat économique et médiatique permanent
Tout a commencé dans la région de Rabat, à Salé, au début des années 90, avec Les Dragons blancs (Aminoffice & Bousselham), dont l’album (premier du genre) sort en 1996, qui rappent en français et anglais, comme tous les groupes qui fondateurs ; Double A (Aminoffice & Ahmed), Sensla (BB Cool & Smark), Fly R (Fedwa Laila &Yasmine), 6th Fingers (Simohammed & Mourad), Dar Gnawa (Abdelghani & Naïm) et Casa Muslim (Alkayssar, Mehdi Koman & Barry), dont la tournée nationale en 1996 marquera la popularisation du rap.
Les médias qualifient alors le rap de « musique de voyous ». Certains labels sont peu scrupuleux, en témoigne Alkayssa dans son entretien accordé à Mediapart, précisant que : « la démocratisation des moyens d’enregistrement a beaucoup aidé les rappeurs actuels »[i].
La plupart s'autoproduisent, et le rap s’étend à travers le pays, jusqu’à Casablanca, où la discothèque Le Cage Club[ii], scène incontournable, devient « l'école du Hip-Hop ».
Les musiques urbaines forment un mouvement, le Hayha ou Nayda (musique de l'éclate en darija), qui a son public. Alkayssar écrit un morceau en darija sur un titre de Nass El Ghiwane. Ce choix est un hommage à ce groupe de Casablanca, qui, dans les années 1970, abordait des thèmes de société, accompagnés d'instruments traditionnels, créant un nouveau genre : le Ghiwani.
D’après Hicham Abkari : « Le seul point commun entre la musique urbaine et celle de Nass El Ghiwane, c’est la valeur contestataire ou subversive ».
L’influence des traditions prend racine aussi dans la poésie arabe, les joutes oratoires, ancêtres des « battles » de rap, évoquée par Hicham Abkari (Fondateur de Moroccan Underground Federation) : « Le rap est marocain et arabe par essence. C’est une longue tradition de poésie, « Al Hijaa ».
A l’intérieur il y avait la poésie d’« Annakd » avec des clashes. Jarir et Al Farazdak, par exemple, étaient deux poètes qui se clashaient au palais royal et se moquaient l’un de l’autre. Ce sont des combats verbaux, des joutes oratoires[iii] ».
Alkayssar ayant introduit la darija avec succès, plusieurs rappeurs adoptent et ajoutent à cette langue leur touche, dont Muslim. Et la Darija devint poésie du métissage… Le public rap s’élargit, grâce aussi à la maîtrise rapide du digital par le milieu hip-hop, et la création, en 2000, du premier site communautaire dédié au rap marocain, dima-rap.com.
La scène du rap marocain est exclusivement masculine jusqu’à l’arrivée de Widad (Queen Thug), du Thug Gang Crew, en 1999, à Casablanca. Depuis, rares, mais toujours présentes, les rappeuses marocaines évoquent la condition des femmes, et plus largement des thèmes sociaux, même sous couvert d’un r’n’b d’apparence « soft ».
Tendresse, (Hanane Lafif ) qui a commencé sa carrière en 2001, à Casablanca, propose un répertoire qui oscille entre rap pur et dur (Gha), au r’n’b (C.O.D.E). Son franc-parler a forcé l’admiration de ses pairs, qui l’ont intégré, d’abord dans le groupe Bclik en 2007, puis Xsid, ex-groupe de Don Bigg (dit « le Parrain du rap Marocain) avant une carrière solo vite adoubée par la profession, au point qu’elle a représenté le Maroc dans un festival de rap féminin La Belle Hip-Hop en 2011.
Le début des années 2000 marque une étape. Hatim (de H-Kayne), en témoigne : « Avant 2003, les médias ne nous prêtaient aucune attention. Mais à partir de 2003, on a pu lire ce genre de titre “Le rap contestataire : de Nass Al Ghiwane à H-Kayne”. Une année après, on nous collait l’étiquette “de porte-parole de la jeunesse”.[iv] L’année 2003 est marquante, avec la première compilation du genre produite par dima-rap.com, et Awdellil, H kayne, Issawa Style, Casa Crew, etc... Les attentats islamistes de 2003 à Casablanca sont le déclencheur d’une forme revendicative accentuée.
Peu après, en 2006, le désormais incontournable Don Bigg ( Hazeb Taoufik)[v] s’impose à la radio avec son premier album, Mgharba Tal Lmout, ne mâchant ni ses mots, ni ses images. Détail de taille : les rappeurs marocains comptent avec des réalisateurs talentueux, qui produisent des vidéo-clips de qualité, orignaux et percutants, autant que leurs textes, ce qui aide à leur diffusion internationale. Ces rappeurs n’hésitent pas à dénoncer la corruption, la misère, etc…
Troisième vague, après l’ouverture médiatique, à partir de 2007, qualifiée de raz-de-marée, marquée par la sortie du documentaire « I Love Hip Hop in Morocco » réalisé par Josh Asen, Dans toutes les villes du pays, des artistes émergent[vi] , dont Mr.Draganov[vii] originaire d'Oujda, membre de The Kings 48 avant de se lancer en solo en 2010.
L’un des précurseurs, Al Kayssar, après quelques déboires avec des labels trop gourmands, sort enfin son premier opus , Valium 10. Mais ces rappeurs sont confrontés à un contexte où la liberté d’expression a ses limites, comme en témoigne l’arrestation en 2011 de El 7a9ed, aussi membre actif du Mouvement du 20 février 2011 (manifestations dans le nord du Maroc), libéré en janvier 2012, avant de s'exiler en Belgique.
Tout dernièrement, la condamnation, le 25 novembre 2019[viii] de Mohamed Mounir, allias Gnawi, a un an de prison ferme[ix]. pour "outrage" et 'injure" envers des policiers. Son arrestation, deux jours après la sortie de son morceau « Vive le peuple », jugé critique à l'égard du roi et faisant aussi référence au mouvement social de 2011, a suscité la polémique. La justice a affirmé ne baser son accusation que sur une vidéo YouTube précédente dans laquelle il insultait la police, mais le doute subsiste.
L'offense au roi est un délit pénal au Maroc et un sujet tabou en public. Autre exemple, les multiples emprisonnements du rappeur L7a9d, qui ont eu pour effet de renforcer sa notoriété. Mais il n’y a pas que des contestataires. Une branche dite « traditionnelle », ou « patriotique », respectueuse des valeurs musulmans et du pouvoir, relate le quotidien dans le style des précurseurs des années 70.
Le genre continue à se diversifier à partir de 2011 avec Dizzy DROS, rapidement populaire grâce à son clip et première mixe-tape "Cazafonia", qui récolte plus de 7 millions de vues sur You tube. Son album 3azzy 3ando Stylo est repéré par le magazine TelQuel qui le qualifie « d’un des meilleur album hip hop des ces dix dernières années au Maroc ». Côté féminin, c’est Manal Benchlikha, dite Manal BK, sur la place depuis 2015, signée par le Label Sony Music Entertainment, qui obtient plus de 18 millions de vue avec le titre Taj , où elle ne se gêne pas d’indexer le machisme.
Le vocabulaire de la langue darija s’est métissé, avec par exemple Lordie The Gat ou Adjah, qui utilise plus d’anglais que d’arabe, ou Shafeen Blessed qui accentue l’espagnol, ajoute le portugais. De la même génération, El Grande Toto, ex danseur de crump, ajoute un style original à partir de 2016, devenant vite une référence en la matière, apparaissant dans en featuring avec le Parrain Don Bigg, ou Manal Bk, entre autres.
Actuellement, malgré la richesse et la renommée internationale du rap marocain, comme le précise Alkayssar [x] : “il y a toujours un public qui nous respecte, mais ni les médias ni les artistes, mis à part certains d’entre eux, ne s’intéressent à nous et à notre contribution au Rap marocain.” Les labels hésitent toujours à produire du rap, en regard du faible pouvoir d'achat et des téléchargements illégaux. Internet domestiqué par ces artistes qui, pour certains, proposent des titres gratuitement, gagnant plutôt leur vie leur vie grâce aux concerts et produits dérivés. L’un des groups les plus populaires, Shayfeen, dont les membres, Small X et Shobee, sont originaires de Salé, berceau du rap marocain, prône, et applique, l’indépendance : “« s’auto-structurer pour donner une image qui tape » clame Shobee, membre du collectif NAAR (rencontres internationales, compilations). Dans la difficulté, autonomie et entraide semblent bien être les seules solutions…
Dans ce contexte ardu, les rappeuses luttent doublement. Leur chemin est parsemé d’embûches parfois violentes. La rappeuse Psychoqueen, déjà interrompue sur scène en 2018, a violemment été agressée à Skhirat en janvier 2020, fait partagé sur Instagram. On peut aussi citer Snow Flack, à qui je laisse le mot de la fin : « Le rap est la musique de ceux qui ont à dire et ne sont pas entendu, ce qui définit notre peuple le plus. C’est une revendication de toute une jeunesse qui cherche à se libérer des codes et se trouver”.
FESTIVALS dédié au rap/musiques urbaines :
Festival du Boulevard des jeunes musiciens
Festival du nord de la culture urbaine de Larache
En savoir plus :
Rappeurs de CASABLANCA, reportage https://www.youtube.com/watch?v=rTBryOTpOjI
[i] https://blogs.mediapart.fr/tayeb-laabi/blog/140419/alkayssar-un-des-fondateurs-du-rap-marocain-revient-sur-sa-carriere-partie-12
[ii] , tous les mercredis, samedis et dimanches, au Complexe Culturel de Sidi Belyout1.
[iii] https://www.bladi.net/rap-marocain.html
[iv] https://www.bladi.net/rap-marocain.html
[v] https://www.vh.ma/actualite-news-express-maroc/news/don-bigg-by-any-means-necessary/
[vi] https://www.bladi.net/rap-marocain.html
[vii] https://genius.com/artists/Draganov
[viii] https://www.bbc.com/afrique/50440757
[ix] https://fr.le360.ma/societe/le-rappeur-gnaoui-condamne-a-un-an-de-prison-ferme-203212
[x] https://blogs.mediapart.fr/tayeb-laabi/blog/140419/alkayssar-un-des-fondateurs-du-rap-marocain-revient-sur-sa-carriere-partie-12
Avertissement/Clause de non-responsabilité
Les aperçus de Music In Africa fournissent des informations générales sur les scènes de musique dans les pays africains. Music In Africa comprend que l'information contenue dans certains de ces textes pourrait devenir dépassée avec le temps. Si vous souhaitez fournir des informations plus récentes ou des corrections à l'un de nos textes, veuillez nous contacter sur info@musicinafrica.net(link sends e-mail)(link sends e-mail).
Édité par Lamine BA
Commentaires
s'identifier or register to post comments