Les femmes dans la musique sénégalaise
Par Ibrahima Wane
Les voix des femmes ont longtemps dominé les mélopées des troupes folkloriques animant les veillées culturelles et autres manifestations festives. Leurs chants fusaient aussi quelquefois dans des pièces de théâtre à l’époque coloniale. Mais les talents féminins n’accèderont à la scène dite professionnelle qu’à la faveur des indépendances.
L’un des symboles de cette ascension est Aminata Fall, native de la ville de Saint-Louis où elle fait son baptême du feu au sein du Star Jazz, l’un des groupes les plus prestigieux de l’époque qui représente le Sénégal au 8eme Festival mondial de la Jeunesse et des étudiants à Helsinki (Finlande) en 1962. Elle force l’attention des mélomanes en déroulant un répertoire dans lequel cohabitent des reprises de célèbres titres comme Great Gettin’Up In The Morning de la chanteuse de gospel américaine Mahalia Jackson et des compositions originales en wolof.
Elle élargit son auditoire en arrivant à Dakar et en intégrant le Théâtre National Daniel Sorano où, en artiste polyvalente, elle se produit aussi bien avec la troupe nationale dramatique qu’avec l’Ensemble instrumental, aux côtés d’autres figures emblématique de la chanson sénégalaise dont Fambaye Issa Diop et Khar Mbaye Madiaga. Aminata Fall impressionne surtout le public par l’éclectisme dont elle fait montre au cours de jam sessions avec les stars du jazz, du blues ou du rock qui passent à Dakar comme Sybil Thomas, Clifford Jordan et Roy Haynes.
Cette période d’effervescence voit aussi l’éclosion d’une cantatrice dakaroise, Mada Thiam. Le chemin de cette artiste pleine de promesses qui s’était faite une réputation à travers les cérémonies folkloriques et les séances de lutte traditionnelle venait de croiser celui de Bira Guèye, saxophoniste et parolier, ancien membre de la Lyre Africaine et du Harlem Jazz, groupes animant les bals et autres rencontres mondaines de l’élite urbaine dans les années 1950.
De ce duo baptisé Galeyabé[1] naissent plusieurs succès dont Festival qui sera un des hymnes radiophoniques du 1er Festival mondial des arts nègres qui se déroule à Dakar en 1966. Au lendemain de cet événement qui a fini de le propulser au-devant de la scène, l’orchestre bénéficie du soutien matériel du président Léopold Sédar Senghor qui encourage ainsi une tentative d ’« africaniser la musique ».
Les précurseurs sont progressivement rejoints par d’autres talents féminins. Ouza Diallo met par exemple le pied à l’étrier à un quatuor de choristes en créant le groupe Ouza et les Ouzettes au retour d’un séjour à Abidjan. L’originalité de cette démarche inspire à la maison de production Disques Griots l’idée de faire accompagner par son orchestre quelques jeunes voix de l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre National Daniel Sorano : Fatou Thiam Samb, Fatou Sakho, Khady Diouf et Fatou Talla Ndiaye. Cette expérience aboutit à un 33 tours qui a fait pendant longtemps parler de lui : Ouza et les 4 femmes dans le vent (1977). Ce réarrangement de chansons populaires wolof, mandingue et sérère avait été une bonne surprise pour les mélomanes. Ouza Diallo reconduit cette forme de collaboration en s’adjoignant, à chaque étape de sa carrière, une nouvelle génération de chanteuses : Ouza et les filles branchées, Ouza et les Ndiagamares, etc.
Au même moment des vedettes féminines sont aussi mises en avant par les musiciens du Xalam[2]qui, dans le cadre de la quête d’une musique africaine à la fois authentique et ouverte, initient avec quelques-uns de leurs pairs l’atelier Dooley Mboolo (La Force de l’Unité). La section vocale de cette sorte de big band est composée de Fanta Sakho, Aminata Fall et Jacqueline Fortez. Ces dernières ont pendant trois ans participé à ce travail de recherche et d’expérimentations qui a été ponctué par quelques concerts à Dakar.
La décennie suivante voit les chanteuses faire un pas décisif en accédant au statut de leader. Kiné Lam est l’une des cantatrices qui ont posé l’acte inaugural de cette ère de rupture. Elle quitte l’Ensemble lyrique traditionnel pour mettre en place le groupe Kàggu (bibliothèque en wolof) à la fin des années 1980 avec le soutien d’instrumentistes chevronnés comme Cheikh Tidiane Tall, ancien membre du Xalam et du Sahel, et Yahya Fall, issu du Number One de Dakar, autre orchestre phare des années 1970. Cette initiative ouvre un cycle marqué par l’arrivée continue sur le marché d’une production estampillée « tradi-moderne » par la presse locale.
La décennie 1990-2000 voit ainsi des cantatrices comme Daro Mbaye, Ndèye Mbaye, Madiodo Gningue et Soda Mama Fall, entre autres, publier leurs propres cassettes et prendre l’option d’allier les deux formules : l’Ensemble Lyrique Traditionnel et les orchestres. La diva sérère Yandé Codou Sène, dont les chants ont agrémenté pendant près d’un quart de siècle les meetings du président Léopold Sédar Senghor, elle aussi entre dans la mouvance. Son concours est sollicité par plusieurs figures du show-biz dont Youssou N'Dour, qui réalise avec elle le disque Gainde : Voices From the Heart Of Africa, Wasis Diop, qui l’invite sur l’album No sant, et Awadi qui la met en exergue dans Présidents d’Afrique.
La vague suivante emprunte d’autres itinéraires. L’érosion du prestige de l’Ensemble Lyrique Traditionnel n’est pas étrangère à ces nouveaux choix. La compagnie du Théâtre National Daniel Sorano n’est plus, après trois décennies d’indépendance, une tribune incontournable pour avoir une visibilité, une audience nationale et l’opportunité de se produire à l’étranger.
Aussi Fatou Guéwel, Fatou Laobé et les autres révélations de cette période choisissent-elles, bien qu’elles aient fait leurs premiers pas dans des troupes folkloriques, d’intégrer le milieu des orchestres au moment de se lancer pleinement dans une carrière professionnelle. Elles partagent ainsi la scène avec leurs sœurs qui sont entrées dans la musique par la voie de la variété. Cette dernière tendance est incarnée par des divas comme Coumba Gawlo, qui a fait ses premiers pas sous les ailes protectrices de plusieurs ténors dont Baaba Maal, Viviane N'Dour, aguerrie, quant à elle, par des années d’évolution au Super Etoile, dans l’ombre de Youssou N'Dour, ou Ma Sané, initiée et promue par ses aînés fondateurs du groupe Wa Flash.
Les femmes, comme le montrent les profils passés en revue, se destinent presque toutes au microphone. La pianiste Aminata Nar Fall est l’une des exceptions qui confirment la règle. A la fin de ses études d’architecture et de musique menées en France, elle monte au début des années 1980 le groupe Xalis (Argent) qui propose un mélange de musique africaine, de jazz et de soul baptisé « world ». L’auteur de Nao fait depuis lors son chemin dans l’Hexagone.
Elle fait quelques retours au bercail pour communier avec le public sénégalais, à travers des spectacles à Dakar dans les années 1990 et une partition au festival de jazz de Saint-Louis en 2001. C’est cependant la guitare qui semble avoir les faveurs de celles qui sont attirées par les instruments. Cécile Sow a manié pendant les années 1990 la basse au sein du groupe ARRA (African Reggae Roots Ambassadors) avant de choisir de se consacrer entièrement au journalisme. Thioro Sarr a tenu le même rôle dans l’orchestre Jahanor. Elle a ensuite sorti une cassette solo en 1999 et décidé de poursuivre sa carrière en France.
Les années 1990 ont aussi vu l’émergence d’un groupe musical entièrement féminin, les Seck Sisters. Constitué par les demi-sœurs de Coumba Gawlo, sous l’initiative et l’encadrement de leur père et parolier Laye Bamba Seck, l’orchestre ne survit pas cependant à l’émigration de ses membres. Deux des Seck Sisters tentent par la suite de mener, à partir de l’Europe, des carrières solo qui se révèlent éphémères. Plus persévérantes et chanceuses ont été les chanteuses et guitaristes Adiouza, fille d’Ouza Diallo, Shula, leader du Ramatou Band, et Maréma, lauréate du « Prix Découvertes RFI » en 2014, qui parviennent à se frayer une place dans la galaxie et enrichissent la scène musicale en apportant une sensibilité et une touche particulières.
[1] Nom d’un air musical traditionnel exécuté avec le xalam, guitare tétracorde. [2] Le nom du groupe, emprunté à la guitare wolof tétracorde, exprime l’enracinement, la volonté de rompre avec le mimétisme, la reproduction systématique de la musique occidentale, américaine ou afro-cubaine.
Commentaires
s'identifier or register to post comments