Lokua Kanza : « L’afrobeat, c'est de la musique congolaise revisitée »
Après plus de 10 ans de pause musicale, Lokua Kanza signe son retour avec un nouvel album baptisé Moko, une belle œuvre qui a rassemblé une multitude de talents artistiques de par le monde. Dans un entretien exclusif, Lokua revient sur sa carrière artistique, la rumba congolaise, son aventure avec The Voice Afrique Francophone ainsi que ses projets d’avenir. Il nous a accordé un entretien via Zoom quelques jours avant la sortie de son album.
Lokua Kanza, vous portez plusieurs casquettes, vous êtes chanteur, multi-instrumentiste, parolier, arrangeur et producteur. Comment arrivez-vous à mettre ensemble toutes ces compétences et à quel moment êtes-vous l’un plutôt que l’autre ?
Ce n’est jamais en même temps. Je crois que c’est le chanteur qui prend souvent la place. Ensuite, le guitariste vient faire le relais, donne la passe bien sûr au compositeur, une fois la composition finie donne la place au parolier et ce n’est pas toujours évident, je l’avoue. Et après, dès qu’ils ont fini, c’est l’arrangeur qui arrive. L’arrangeur lui, décide sur ce qui peut être enlevé, modifié ou coupé. À la fin, c’est le producteur qui vient regarder tout le travail qui a été fait, et lui décide d’associer d’autres musiciens, instrumentistes, etc.
Honnêtement, je ne fais pas tout seul, j’appelle de grands musiciens pour mettre la sauce dans la pâte et moi, je regarde si je peux ajouter de petites choses, mais le plus grand boulot, c’est mon côté chanteur, parce que je prends énormément de temps pour faire mes voix.
Vous avez collaboré de nombreuses fois avec le pianiste et compositeur congolais Ray Lema. Que représente ce compositeur pour vous ?
J’ai eu la chance de travailler avec Ray Lema, j’étais très jeune et grâce à lui, j’ai pu avoir une guitare qui m’a accompagné pendant longtemps.
Vous avez également rejoint la formation musicale de la diva congolaise Abeti Masikini. Quelle expérience en avez-vous tiré pendant votre passage dans cet orchestre ?
C’est ma première école réellement. C’est avec tantine Abeti que j’ai professionnalisé mon métier de guitariste. J’étais soliste, j’avais 19 ans, son orchestre était très en avance par rapport à son temps, en avance par rapport à l’Afrique d’ailleurs. Bref, j’ai appris beaucoup de choses avec elle.
En 1984, vous arrivez en France, les années 80 sont marquées par une forte présence d’artistes africains à Paris. Quelque temps après vous collaborez avec Manu Dibango, Angélique Kidjo, Zao et autres artistes. Comment ces rencontres ont-elles contribué à votre carrière ?
Je dirais que chacune de ces rencontres a été une aubaine, c’est un monde que tu découvres et tu apprends. Ça te permet en tant que jeune artiste d'intégrer leur monde, mais aussi de pouvoir préparer son envol. Chanter et côtoyer ces artistes de cette époque-là te donne la chance d’être connu.
Avec Angélique Kidjo, j’ai fait la première partie de son concert à l’Olympia et c’était mon premier spectacle en tant que Lokua Kanza.
En 1995, vous travaillez sur l’album Emotion de Papa Wemba, à l’arrangement et aussi à la composition de certains titres à succès comme « Yolele », « Show me the way ». Qu'est-ce-que ça fait de collaborer avec un grand artiste comme Papa Wemba qui vous avez confié la réalisation de cette œuvre au succès planétaire ?
C’est l’une de mes plus belles histoires. C’était quelque chose d’assez fou, d’avoir ce grand talent, ce grand chanteur, donner à un jeune frère l’occasion et la chance de pouvoir le coacher au studio. Je ne pourrais jamais oublier ce moment-là. On a travaillé d’arrache-pied, on logeait dans le studio de Peter Gabriel, son producteur de l’époque. J’ai passé un mois entier avec Papa Wemba pour enregistrer. C'est quelqu’un qui ne parle beaucoup, il est très expressif, seulement quand il chante.
Sa mort est comme une blague, j’ai l’impression qu’il est parti quelque part en voyage et qu'il reviendra.
Mais nous étions dans une sorte de flou quelque part, parce que l’avenir de l’album personne ne le sait. Un jour, je lui pose la question : est-ce que cet album va se vendre ? Je n’en sais rien, me répond-il. Je réplique en disant « Je pense que cette œuvre, les gens vont en parler ». Dieu merci, ça été une des plus plus grosses ventes de l’époque. Plus de 650 000 copies écoulées à sa sortie, c’était énormissime.
En 1993, vous signez un premier album qui porte votre nom. C’était une manière pour vous de dévoiler votre identité musicale en publiant un album éponyme ?
La raison est qu’on n’arrivait pas à trouver un titre adéquat pour l’album. Artiste inconnu dans le bataillon, je me suis dit qu’il ne fallait pas compliquer les choses, alors j’ai décidé de donner mon propre nom à l’album.
Comment ce premier album a-t-il été accueilli ?
C’est une grande question. Je vous explique pourquoi. Quand on est un jeune artiste, on fait un album et dans un monde où personne ne te connaît, tu arrives avec une musique qui n’est pas commune à ce que tout le monde fait. Donc tu as beaucoup d’appréhension et de peur en même temps. Dieu merci l’album a été super bien accueilli. J’ai eu quasiment toute la presse qui a été unanime par rapport à cette première sortie musicale et le public a également apprécié. Au bout d’une semaine, nous avions vendu 10.000 disques, c’était un événement incroyable sur Paris, alors qu’à l’époque, un Africain vendait entre 3.000 et à 4.000 disques.
En 2005, vous invitez le chanteur d’origine rwandaise Corneille sur Plus vivant. Cette période est marquée par des tensions entre pays voisins à la RDC. Quel message vouliez-vous faire passer en conviant Corneille sur cet album ?
Avoir Corneille sur mon album, c’est un bonheur, parce que c’est un très grand artiste que j’aime beaucoup. Je l’ai découvert avant qu’il ne soit connu par le public, j’ai écouté ses chansons par un ami. Corneille et moi, ensembles, c’est simplement un message d’amour. Souvent, les gens ne font pas la part de choses, ce n’est pas les peuples qui se battent entre eux, ce sont souvent des guerres stratégiques, économiques, ce sont des conflits parfois qui nous dépassent en tant que citoyen lambda. Moi ayant une mère rwandaise et un père congolais, je rêve de tout cœur que ces guéguerres s’arrêtent pour que les peuples respectifs retrouvent leur amour d’antan, l’amour du Rwanda et du Congo ce n’est pas d’aujourd’hui. C’est mon point de vue.
Dans Nkolo votre 6e album publié en 2010, vous avez invité Fally Ipupa qui brillait déjà en tant qu’artiste solo. Êtes-vous fier de cette nouvelle génération qui porte le flambeau de la musique congolaise, avez-vous un conseil à leur donner ?
Oui, je suis fier des artistes congolais qui bossent et qui travaillent dur. Fally Ipupa en fait partie et Ferré Gola également. Les gens ont compris qu’il ne faut pas dormir sur ses lauriers. Un artiste, c’est quelqu’un qui doit travailler et avancer tout le temps et surprendre le public. Le conseil que je n’arrête pas de donner à chaque fois aux jeunes artistes, c’est de bosser, et surtout d’innover, pas de tourner en rond. Si je compose une chanson ou j'introduis un style que les gens n’ont pas apprécié, ça ne veut pas dire que ce n’est pas bien, les gens n’ont tout simplement pas compris. Ça peut dire aussi que tu es en avance, un visionnaire. Ne jamais se confiner dans un cocon habituel. Un artiste doit choquer, il doit surprendre.
L’afrobeat nigérian a gagné du terrain supplantant la rumba congolaise qui a beaucoup inspiré de nombreux artistes du continent. Comment la rumba peut-elle retrouver son influence d’antan ?
Cette question, je l’aime particulièrement. Que les gens ne le prennent pas mal, que les Nigérians ne se fâchent pas. L’afrobeat actuel, si vous l’écoutez bien, c’est de la musique congolaise que les Nigérians ont revisité à leur façon avec beaucoup plus de technicité. Ils ont pris nos rythmes, ils les ont retravaillés à leur façon avec de supers arrangeurs et ils nous les remettent au marché. Si tu suis bien les rythmes nigérians, c’est comme la musique congolaise. Si les artistes congolais veulent reconquérir l’Afrique, ils ne doivent pas ressasser les mêmes sauces connues. Nous devons aller plus loin, les Nigérians ont osé, ils ont fait le pari de l’innovation, et ça marche.
Mais nous Congolais, avons encore d’autres armes qu’eux n’ont pas forcément. Ils n’ont pas cette multitude de grandes voix que nous avons au Congo. Ils n’ont pas ces guitaristes incroyables dont notre pays regorge. Et je ne mentionne même pas les batteurs ! La musique nigériane, c’est une boîte à rythmes, nous, on a des gens qui te joue de la batterie et tu danses jusqu’au petit matin.
Nous avons une belle musique, nous devons seulement apprendre comment la travailler et la présenter.
On remarque aussi que les jeunes artistes qui évoluent dans la diaspora commencent à beaucoup jouer de la rumba. Peut-on dire qu’ils ont repris la place d'ambassadeur de la musique congolaise que leurs ainés ont perdu sur la scène internationale ?
Je pense que les jeunes qui évoluent dans la diaspora, c’est le bon exemple de comment est-ce qu’on peut prendre notre musique et la mélanger à d’autres sonorités. Parce qu’ils ont grandi ici en Europe avec d’autres critères et modèles. Heureusement pour eux, ils ont compris que leur culture est importante, et l’on introduit dans leur musique en apportant quelque chose de nouveau. Je pense que c’est dans ce sens qu’on doit aller. Mais maintenant, ils doivent essayer d’aller toujours le plus haut possible. Mon rêve à moi, c’est d’avoir des Angélique Kidjo et Youssou N’Dour congolais, des Lokua Kanza en plusieurs et non pas un seul. Quand on parle aujourd’hui des musiciens congolais à l’international, il n y en a pas beaucoup et ce n’est pas les talents qui manquent. C’est cette filière-là qu’il nous faut creuser. Nous pouvons surprendre le monde, j’en suis persuadé.
Justement, pour innover et apporter du neuf à la musique congolaise, il faut accompagner les artistes. Et si on sollicitait votre appui, que feriez-vous concrètement ?
Je commencerais par un rêve que j’ai toujours, c’est d’avoir une école de musique. Ce n’est pas pour faire concurrence à l’INA (Institut national des arts, première école de formation aux métiers d’art au Congo-Kinshasa). Ma contribution serait un ajout en plus de ce que fait l’INA. Par exemple, je ne pense pas que dans cette institution il y a une branche de composition, de producteur artistique ou de parolier, il n’y en a pas. Toutes ces filières qui n’existent pas, j’aimerais que l’État congolais ou des sponsors, qu’ils me donnent cette occasion d’avoir une structure, qui me permet non seulement d’encadrer des jeunes, mais aussi d’impliquer d’autres professionnels à l’international qui viendraient apporter leur expertise.
La tendance actuelle est que pour être un grand artiste, il faut faire de millions de vues sur YouTube. Peut-on mesurer la popularité et la renommée d’un artiste à coup de millions de vues ?
Ce n’est pas parce que tu as 80 millions de vues que tu es un grand artiste. Je pense que quand on est grand artiste, on ne touche pas qu’une communauté, on touche l’humain. Vous verrez même dans le jazz que ceux qui sont grands musiciens ne font pas beaucoup de vues. Mais n’empêche que tu as des gens qui touchent beaucoup plus que d’autres, parce que cette musique-là, soit elle est simple, soit elle est facile d’accès.
Mais cela change sur le long terme, les artistes qui sont suivis aujourd’hui dans 10 ans, tu ne voudras plus les écouter. C’est pour dire qu’on ne doit pas être dans le canevas du temps, mais dans celui de l’art. Un tableau comme la Joconde de Léonard de Vinci, on continuera de l’aimer même après deux cents ans et c’est à ce niveau que nous artistes devrons arriver, nos œuvres doivent continuer à plaire même après plusieurs années.
Parlez-nous de votre prochain album Moko. Entre le dernier Nkolo et le nouveau, vous avez observé une si longue pause musicale, à part quelques collaborations. Pourquoi ce long silence ?
Des circonstances ont fait que je puisse marquer un long silence. La réalité est que je suis quelqu’un de très lent. Je ne suis pas peut-être à la bonne époque ou au bon endroit, mais une œuvre d’art prend beaucoup de temps. Quand tu veux faire une œuvre qui perdure, quand tu as des rêves intemporels, tu ne fais pas de choses à la va-vite.
Malheureusement, nous sommes dans un monde qui va vite, de fois, je me retrouve un peu hors circuit. Je vais tout de même essayer à la longue de ne pas prendre trop de temps à sortir un album. L’album Moko a été enregistré dans 12 pays. À mon humble avis, c’est l’une des plus grosses productions africaines, il y a plus de 100 musiciens qui jouent dans l’album parmi eux : Manu Dibango, Richard Bona, Ray Lema, Sidiki Diabaté, Charlotte Dipanda, des jeunes artistes comme Pamela Baketana, gagnante de la première saison de The Voice Afrique Francophone. J’ai rassemblé des artistes de toutes les générations, c’est vraiment un monde multicolore.
Moko sera-t-il votre dernier album ?
Non. Si la mort m’amenait, il le serait. Je ne suis pas de ceux qui annoncent leur dernier album. Le jour où je n’aurais plus la force d’enregistrer, je le dirais. Pour l’instant, ma voix, ma guitare, je la travaille. Dieu me donne encore le souffle.
Depuis 2016, vous êtes coach dans The Voice Afrique francophone, qui met en avant les talents africains. Racontez-nous votre expérience avec ces jeunes artistes. Cette compétition a-t-elle permis de booster leur carrière ?
Moi, je pense que cette compétition est une magnifique aventure humaine et musicale. Non seulement ça permet de booster les artistes et aussi de les faire connaître. Je ne pouvais pas imaginer qu'il y avait autant de talentueux artistes, chez eux à la maison qui bossent comme des malades. S’il n’y avait pas de The Voice, jamais on ne les découvrirait.
À mon humble avis, s’il y a un tel engouement du public tous les samedis soir quand ça passe, c’est-à-dire que les gens sont en demande d'aussi belles voix, de vraies voix. The Voice est encore une fois une belle aventure. Malheureusement, on n’a pas toujours toutes les infrastructures pour pouvoir encadrer ces artistes et les aider, financièrement ou techniquement parlant . Voilà pourquoi je parle de mon école de formation. J’insiste pour avoir un endroit pour pouvoir transmettre et aussi appeler d’autres pour les accompagner.
Notre petite expérience contribue à leur carrière. La plupart ont sorti des singles et nous sommes fiers quand ils nous citent comme étant leur inspiration.
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