Musique en ligne : difficile adaptation des professionnels en Côte d’Ivoire
« Single gratuit à cause des pirates »[i] Ce message publié en légende d’une chanson sur Youtube résume bien la démarche de la nouvelle génération de chanteurs de Côte d’Ivoire. Ils évoluent surtout dans le Coupé-décalé[ii], la tendance musicale urbaine la plus populaire depuis une douzaine d’années. Contrairement à leurs aînés qui l’ont rejeté à l’époque, ils essaient de s’adapter à Internet, devenu incontournable. Ils n’ont en fait pas trop le choix, la piraterie et les crises sociopolitiques successives ont anéanti le marché du disque ivoirien.
Le téléchargement gratuit, un sacrifice utile
Les vendeurs d’œuvres contrefaites ont pignon sur rue, ils exposent leurs produits au grand jour sur plusieurs grandes artères du pays. Entre 2000 et 2010 les maisons de disques majeures (Showbiz, Emi Jat Music, CID, Tropic Music, King Production …) ont fermé les unes après les autres. Las d’investir à perte, les producteurs ont eux aussi pour la plupart arrêté leurs activités. « Les sommes qu’on investit dans un album peuvent bâtir une maison. En gros, c’est beaucoup d’investissements, sans lendemain » indique Séry Sylvain[iii], un producteur ivoirien de renom. Sur ce qui reste du marché, la tendance est aux singles. Les artistes, principalement les jeunes, contraints de se convertir en producteurs se limitent aux moyens du bord. Après quelques petites heures de studio, le produit est prêt. Les détracteurs du Coupé Décalé, quand ils ne la qualifient pas de musique bas de gamme, parlent de cacophonie. Les maisons de disques étant absentes, l’artiste-producteur doit donc se charger lui-même de faire la promotion de son œuvre dans les médias et ailleurs (affichage, bars, boîtes de nuit…). De telles campagnes coûtant cher, l’Internet est une alternative moins coûteuse.
Au fil des années, sur la toile, les sites Internet ivoiriens spécialisés dans la musique se sont multipliés. Quelques-uns comme Abidjanshow.com (lancé en 2004) et Ivoirmixdj.com (lancé en 2009) sont devenus presqu’incontournables dans la diffusion des œuvres musicales. En plus de l’actualité culturelle et la diffusion de clips vidéo, ces sites offrent le téléchargement gratuit de chansons. La référence en la matière, le site Ivoirmixdj.com propose environ 2 000 chansons. La plus prisée, « Chebeler » de la star du Coupé-décalé, Dj Arafat, culmine à près de 180 000 téléchargements. « C’est un sacrifice utile, selon l’humoriste-chanteur Alasco Gang. Le buzz sur Internet m’a permis de montrer ce que je sais faire sans avoir à payer pour la promotion » Depuis le succès populaire de la chanson « Emergence » dans laquelle il imite le président ivoirien, le jeune artiste enchaîne les spectacles et est devenu chroniqueur dans une émission de la télévision nationale. Contrairement à des Blogs et d’autres espaces sur Internet où les œuvres sont mises à disposition sans autorisation, pour ces sites, les administrateurs soulignent avec fierté que les artistes se bousculent à leurs portes. L’un d’entre eux indique qu’il s’agit de « musique libre de droit », affichant même une licence Creative Commons[iv]. Depuis peu sur ces sites, des artistes doivent payer pour faire la promotion du téléchargement gratuit de leurs chansons.
La vente légale, un secret gardé jalousement
Il existe pourtant des plateformes de téléchargement internationales comme Itunes, Musicme, Amazon… où ces artistes peuvent vendre leur musique. Plusieurs albums d’auteurs ivoiriens sont mêmes disponibles sur ces espaces. « À l’exception des artistes qui sont souvent en Occident, il y en a très peu qui savent qu’on peut gagner de l’argent avec la musique en ligne, explique Morisson Kassi, journaliste à Life Magazine » Selon lui c’est un secret que gardent jalousement certains producteurs et distributeurs locaux « qui veulent avoir pour eux seuls tous les bénéfices des ventes en ligne » Une affaire relative a d’ailleurs défrayé la chronique en Côte d’Ivoire en 2013. Un manager d’artiste s’est fait passé pour le producteur du rappeur ivoirien Billy Billy[v] et « a gardé par devers lui, trois années durant, les droits de téléchargement » d’un album sur un site français spécialisé avec lequel il a signé un contrat. Le tribunal d’Abidjan l’a condamné à une peine pécuniaire. « Les associations d’artistes et le BURIDA doivent sensibiliser les artistes sur l’opportunité que représente la musique en ligne et même les aider à contrôler cette manne qui leur échappe », ajoute Morisson Kassi.
De timides initiatives locales
Quelques initiatives de vente de musique en ligne essaient de combler le déficit local. C’est le cas du site Wimboo.net lancé en juin dernier, une initiative d’un groupe de producteurs ivoiriens. Peu connu des consommateurs, le site n’offre qu’un catalogue d’une dizaine de chanteurs. Le téléchargement par chanson coûtant FCFA 280 (franc des Communautés Financières d'Afrique) et FCFA 1 500 l’album. Tout aussi discret, le site Rapivoire.net spécialisé dans le Hip hop, n’a pas encore de chansons disponibles à la vente. Il affiche par contre des formules de promotion des œuvres à télécharger. Elles varient entre FCFA 5 000 et 25 000. Un message garantit aux adhérents une « Rémunération plus importante que par le circuit traditionnel est reversée aux artistes...un contrat transparent avec l'artiste ».
Même si la peur de l’inconnu d’il y a quelques années des professionnels de la musique face à Internet s’est estompée, comme ailleurs dans le monde, ce mariage reste compliqué. Cela d’autant plus que le coût des connexions Internet demeure élevé en Côte d’Ivoire. Une option aurait été la vente de musique via les compagnies de téléphonies mobiles mais il y a quelques années, des tentatives avec les sonneries musicales se sont soldées en échec. Une situation qui pourrait hypothéquer cette alternative mais d’autres, panafricaines sont annoncées.
Les acteurs de l’industrie musicale ivoirienne qui rêvent de vivre de la vente de leurs œuvres en ligne devraient donc être patients. Le chemin demeurant encore long, un modèle économique adapté aux réalités locales restant à trouver et à être soutenues tant par des offres viables que par les autorités, en ce qui concerne le cadre juridique et la lutte contre la piraterie.
[i] https://www.youtube.com/watch?v=IXU85hJ9tCA [ii] http://fr.wikipedia.org/wiki/Coup%C3%A9-d%C3%A9cal%C3%A9 [iii] http://www.topvisages.net/topvisages/index.php/en/entrevue/item/902-sery-sylvain-les-producteurs-tirent-le-diable-par-la-queu [iv] http://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_Creative_Commons [v] http://www.notrevoie.com/develop.asp?id=52045
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