La musique au féminin en Libye entre diversité et préjugés
La situation des artistes libyennes et les circonstances qui les entourent, évoluent en réponse aux différentes normes socioculturelles entre les régions et à l’instabilité politique du pays depuis la révolution de 2011. Alors que l’implication des femmes dans la musique dans certaines régions est authentique voire primordiale, dans d'autres, elle se considère comme révolutionnaire.
Musique « Al-Najaa » durant le régime de Kadhafi
Contrairement aux chanteurs contraints de se rendre en Tunisie pour avoir accès à un studio de son afin d’enregistrer leurs productions artistiques, le chant féminin a dominé la chaîne de télévision « Al-Jamahiriya », sous l’ordre du président « Maamer Kadhafi ».
Vêtues en tenues traditionnelles, tatouées artificiellement sur le visage et assises à l’intérieur des tentes faites en tissu traditionnel, elles racontent l’histoire et les traditions de la société libyenne en performant la musique authentique oasienne dénommée « Al-Najaa ». Ce genre musical trouve son origine dans le sud libyen, plus précisément à Mourzouk, « la clé de l'Occident », une ville de la région de Fezzan connue pour sa diversité tribale. Elle est la capitale officieuse des toubous qui constituent la principale communauté de la ville contrairement à Sebha où ils ne représentent qu'une minorité. D’autres sources ethniques sont aussi présentes telles que les touaregs, les arabes et le groupe al aghali (Libyens noirs).
Parmi les fameuses figures libyennes d’Al-Najaa, on cite Asma Salim, une artiste née à Tripoli d’une mère algérienne qui est née en Tunisie. Après avoir achevé ses études à l’âge de 17 ans, elle déménage avec sa maman en Tunisie, où elle rencontre le compositeur tunisien Mohamed Salah Harakati.
Durant son parcours entre la Libye et la Tunisie, elle produit de nombreux albums et clips en dialecte libyen, sous les styles merskawi et chaabi (populaire), du répertoire traditionnel. Elle est l’une des rares artistes qui ont popularisé la musique traditionnelle libyenne dans le Nord de l’Afrique.
Asma Salim est certes une star dans le monde artistique libyen, mais sa notoriété n'a pas été si facile. Le refus de sa famille paternelle de la voir pratiquer la musique, pour de prétendues normes sociales, a été le premier frein au décollage de sa carrière. En effet, a été reniée à cause de son métier, considéré comme une honte par les siens. Son père l'a toujours encouragé contrairement à ses oncles farouchement opposés à son projet de carrière.
Malgré la complexité des mœurs et les stéréotypes liés à la participation de la femme à la musique, Asma Salim est aujourd'hui l'une des voix dont les libyens sont fiers.
Les Zamzamet : des chanteuses adulée ou discriminées ?
Les formes de musique proposées par les femmes libyennes varient selon les instruments et le mode de vie qu'elles adoptent. Ainsi, les mélodies des femmes bédouines diffèrent de celles de la ville. La musique de Zamzamet, est interprétée par un groupe de femmes et dirigée par une Zamzema principale dans le but d’animer les fêtes de mariage.
L'histoire de ces groupes de femmes remonte à plus de 200 ans. Elles avaient l’habitude de chanter lors des concerts des femmes d’Al-Karamanlis, souverains de Tripoli. Elles ont souvent la peau foncée et sont originaires du Sud libyen. Cependant, leur style musical a connu une dimension transrégionale dominant les célébrations de mariage dites « civiques » et urbaines, dans les villes de l’Ouest comme de l’Est de la Libye. C’est une musique à paroles osées, souvent accompagnées de percussions qui font danser les filles dans un espace ségrégé, où les hommes et les garçons sont strictement exclus, comme le veut la tradition.
Anthropologiquement parlant, la Zamzema est une femme en dehors de la société féminine. Ainsi, les acteurs de la société libyenne ne s’intéressent pas à sa moralité et son mode de vie. De ce fait, cette marginalisation et cet ensemble de clichés reproduit et distribué par la société libyenne, ont créé un espace de liberté dans lequel la Zamzema peut se déplacer, contrairement au reste des femmes. Le profil de la Zamzema est perçu par un regard qui contient du mépris mêlé de sarcasme pour ce qu'elle représente.
Ainsi, les Libyens se donnent le droit de ridiculiser le fils de cette dernière et rendre le mot « fils de Zamzema » pour désigner « l’enfant illégitime ». Pour la société, une femme qui exerce ce métier signifie la fin de sa vie féminine et un ternissement de son image, ainsi que de la réputation de sa famille. D’autre part, il s’agit également d’une peur combinée d'admiration pour sa personnalité. Une nuit de joie au cours de laquelle la mariée et sa mère sont louées, peut se transformer en une nuit accompagnée d'une satire implicite, d'une mauvaise performance ou même dans le pire des cas, la Zamzema arrête l’ambiance simplement à cause d’un malentendu avec ses clients. Cela incite le client à lui plaire, en lui servant tout ce dont elle a besoin.
Si la musique de Zamzamet est classée dans une catégorie répréhensible dans laquelle ces dernières se trouvent dévalorisées et privées de leur vie de femmes, qui nierait que l’art qu’elles produisent marque une place importante dans la société féminine libyenne ? Au-delà de sa dimension locale voire bédouine, cette musique domine les métropoles libyennes où ses racines ont longtemps fait l'objet de stéréotypes et de préjugés.
Musique amazighe : engagement révolutionnaire des femmes
Alors que la musique à caractère linguistique arabe figuré dans la Darija libyenne domine les grandes villes de la Libye dans les deux côtés Est et Ouest, la langue amazighe (berbère) occupe aussi une place dans la scène musicale libyenne, s’étendant de la montagne de Nafusa à la ville de Zuwara. Les réseaux sociaux ont eu un rôle fondamental dans la diffusion des artistes amazighophones émergents en Libye. 2011 est considéré comme une année charnière de l'histoire du pays, elle a permis aux différentes composantes ethniques de la société de se faire reconnaître après des années d’oppression.
Malgré l’environnement conservateur de la société amazighe libyenne, des jeunes artistes ont réussi à imposer leur présence sur la scène musicale, grâce à la circulation de leurs chansons sur internet.
Dania Ben Sassi devient ainsi une icône lors des printemps démocratiques en Libye, ses chansons s'engageant à soutenir la révolution. Dania est née à Belgrade (Serbie), d’un père libyen originaire de la ville de Zuwara (Lybie) est une mère serbe. Après la révolution, l'artiste de retour dans son pays natal enflamme la scène musicale avec des chansons dédiées à la cause amazighe. Évoquant les sacrifices des Amazighs pendant la révolution et leur résistance dans la guerre. Ses chansons « Numidia » (Nom d’un ancien royaume nord-africain) et « Itri-nagh » (Notre étoile) rendent hommage aux Amazighs de Libye et à leur noble cause. Ces créations contemporaines réaffirment l'ancrage de l'identité amazighe en Libye et s'inscrivent dans le cadre de la demande d'officialisation de la langue amazighe dans la constitution libyenne.
Dania Ben Sassi représente la voix de la révolution féminine en Libye, la première femme amazighe à sortir de sa cachette, le visage couvert, confiante et fière. Dania n’a pas subi des critiques pour son profil d’artiste. Certes, sa nationalité serbe et son éducation en Europe ont facilité son vaillant retour en Libye et le fait de s’afficher librement sur les réseaux en tant que libyenne.
Si la naissance dans une société occidentale, ainsi qu’avoir sa nationalité permettent à certaines artistes libyennes de s’imposer librement sans être critiquée et menacée en raison des coutumes et normes, beaucoup d’autres femmes talentueuses en Libye en ont encore peur. De la ville de Jadu à la montagne de Nafusa, les familles amazighes sont encore très conservatrices et traditionalistes.
Il y avait par exemple dans cette région, une jeune artiste amazighe, qui chantait en tamazight (langue amazighe) avec un talent certain, ses propres paroles et même, elle assurait elle-même ses compositions à la guitare. cette femme, Rana Salem, était issue d’une famille artistique et elle est la nièce du célèbre Saïd Sifaw Al-Mahruq, poète amazigh libyen très connu pour ses vers tranchants en tamazight et diatribes contre le régime autoritaire de Kadhafi.
Malgré son talent extraordinaire, Rana a été ralentie par de lourdes pressions sociétales et les traditions à la fois rigides et complexes. Elle a préféré continuer à poster des vidéos en se cachant le visage et en écrivant des paroles pour des artistes célèbres, plutôt que de se classifier dans la catégorie des artistes femmes mal perçues.
Musique touarègue : femmes ambassadrices de leur culture maternelle/matrilinéaire
Si les expressions musicales en tripolitaine et en cyrénaïque sont d’une manière ou d’une autre, accablées et jugées à cause de l’ensemble de mœurs et normes décidées par la société, le cas de Fezzan reste exceptionnel. Bien que la musique des femmes touarègues ait recours au folklore, sa touche rebelle est toujours présente. Il s’agit d’une performance ethnoscénologique qui rappelle la place historique des femmes touarègues dans leur société et leur aire d’extension.
Les musiciennes touarègues ne pratiquent pas une forme d’art ordinaire, elles sont les ambassadrices de leur culture et civilisation. En performant la musique authentique du désert, ces dernières contribuent également à la préservation de leur identité, leur culture et leur langue maternelle. La musique féminine touarègue est un ensemble de codes culturels, de rituels et d’histoires fondant la mémoire collective de ces communautés.
Dans la société libyenne touarègue (Ghat, Oubari, Sebha, Awal), ce sont les femmes qui ont le monopole de la musique instrumentale et vocale. La participation musicale masculine paraît faible dans le territoire. Les femmes touarègues ont leurs propres instruments de musique, que les hommes ne sont pas autorisés à utiliser. C'est le cas du tendé, un instrument de percussion (tambour), fabriqué localement en bois et en cuir de mouton. Les femmes étant assises en cercle, elles répètent des chansons en tamaheq/tamasheq (les deux variétés de langue, parlées par les Touaregs de Libye) accompagnées toujours d’un chœur et frappant sur leurs tendé aux pas de danse des hommes.
Le second instrument est l’imzad, considéré comme le summun du raffinement de la femme touarege. Sa pratique est transmise de la mère à la fille. Cet instrument à cordes démontre dans sa fabrication, la profondeur du savoir saharien. Ellama Chakna est la plus célèbre joueuse d'imzad en Libye. Elle est née pendant la période coloniale italienne à Ghat et est décédée à l’âge de 100 ans en 2018, abandonnant derrière elle, tout un patrimoine immatériel menacé de disparition.
Scène musicale toubou et l’exclusion masculine
Chez les Toubous, la musique se caractérise par ses instruments particuliers comme le tchegueni, le kwedi et le nangara. Ils se considèrent étrangers dans le pays pour leur différence culturel et sociétale, pourtant leurs expressions musicales rappellent l'appartenance de la Lybie à l'Afrique.
Les femmes toubous ont une place particulière dans la musique communautaire. Elles ne jouent pas d'instruments mais dominent par le chant souvent exécuté dans l'espace public. Ainsi, les hommes ne sont jamais autorisés à s’exprimer vocalement en public en présence des femmes.
La musique toubou féminine et une affirmation identitaire sexuée à travers l’art. Ces chanteuses sont d’une part, racontées à travers leur propre pratique et caractères musicaux, et sont d’autre part, de véritables actrices dans la régénération de leur culture maternelle.
Références :
https://www.ournia.co/artist/asmaa-salim
http://zoomtunisia.net/article/top/69978.html
https://www.afrigatenews.net/a/266359
Leila Assas, « Les musiques traditionnelles de la Libye », https://www.musicinafrica.net/fr/magazine/les-musiques-traditionnelles-de-la-libye
https://raseef22.net/article/1082005
https://www.wikiwand.com/fr/Dania_Ben_Sassi
Catherine Baroin, « Le luth chez les Toubou » https://journals.openedition.org/africanistes/186#tocto2n2
F. Borel, « Musiques touarègues », https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/664
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