« Emotion» : pourquoi aucun artiste congolais n’a réussi à reproduire l’exploit artistique de Papa Wemba
Par Yvon A. Edoumou
En ce milieu d’année 2017, période qui correspond aux grandes vacances scolaires, Kinshasa vit aux rythmes des singles, buzz musicaux et autres sorties d’albums.
La chanson congolaise contre le format commercial international
Début juin, Ferré Gola nous a livré une trilogie de plus de trois heures avec son dernier opus, QQJD ; Fabregas Le Métis Noir, avec ses jeux de reins aussi spectaculaires que les passements de jambe du joueur de foot, nous ambiance avec le titre « Ziguida ».
Depuis plusieurs semaines, le doyen de cette jeune génération, Fally Ipupa nous donne des insomnies avec « Eloko Oyo », extrait de son nouvel album Tokoss paru en juillet.
Vous avez compris nous sommes à Kinshasa, où la musique est aussi vitale que l’air.
Et il y a quelques jours, emplis de nostalgie, je décide de réécouter l’album Emotion de Papa Wemba. En l’écoutant, je me suis rendu compte du décalage avec la génération actuelle.
38 minutes et 25 secondes, c’est la durée de ce CD de 11 titres, produit par Real World Records, le label de Peter Gabriel.
A titre de comparaison, le premier album de Fally, Droit Chemin, est deux fois plus long qu’Emotion ; Anapipo, l’opus de Fabregas, avec son célèbre tube « Mascara » comporte 7 titres contenant que des morceaux de plus de 3 minutes.
« Awa Y’Okeyi » qui est l'un des titres de l’album Emotion fait une minute et 56 secondes. Un record pour une chanson congolaise. A part Lokua Kanza peut-être, aucun artiste congolais n'est capable de faire mieux.
Mais avec Peter Gabriel, Lokua Kanza et Maika Munan aux manettes, pourquoi un travail si bref ? Simplement parce que cet album, classé dans le genre world music répond au format commercial international et malheureusement peu d’artistes congolais semblent intégrer cette logique ou refusent simplement de s’y conformer. Dans un récent tweet, je demandais qu’elle fût la logique commerciale pour l’équipe de Ferré de sortir trois albums à la fois ?
Selon moi Emotion est un album très frustrant car on aurait voulu qu’il dure deux heures. On aurait pu ajouter 30 secondes à chaque chanson et, je crois, cela n’aurait entamé en rien la magie des 11 titres, mais bon l’album s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires preuve que c’est une formule qui marche. D'ailleurs Real World Record a décidé de rééditer l’album en vinyle, question d’immortaliser l’artiste un peu plus.
Emotion : 11 titres et pas un seul caillou ou dédicace
Mabanga: mot lingala, pluriel, signifiant « cailloux », singulier « libanga ». Au sens figuré, dans la sous-culture musicale congolaise, le mot prend le sens de « lancer des fleurs », « faire des louanges » en citant le nom d’un tel ou tel, un « name dropping » à la sauce congolaise.
Dans Maitre d’école, son dernier album, Papa Wemba entame la première chanson en citant ce fameux « Eric Gustin » ; plus tard il « lance » un obscure « Yvon Edoumou l’Ivoirien,... ».
Les plus chanceux voient leurs noms sous forme de titre, par exemple « Eric Tela ». Wemba n’est pas le seul, tous le font, c’est une pratique vieille de plusieurs décennies. Si aujourd’hui de nombreux mélomanes supportent de moins en moins les mabanga c’est parce qu’ils ont l’impression que la qualité des chants ont baissé, quand les mabangas viennent à dominer le rythme et la mélodie alors nous ne sommes plus dans le chant mais dans une affaire de griot.
Dans Emotion, le Chef du village Molokai ne cite personne! Même pas sa femme Marie-Rose « Amazone » qui a toujours bénéficié de plus d’un « caillou » dans tous ces albums. Est- il donc possible pour un artiste congolais de chanter sans mabanga ? Encore une fois il s’agit de se conformer aux normes internationales.
A part effectivement booster l’ego de la personne flattée, quel est la valeur musicale de tous ces « name dropping » ? Je suppose que cette forme de griot moderne reste incompréhensible pour le marché international.
Spécificité de la chanson congolaise contre le besoin d’innover
Certains seront tentés de me dire que c’est la spécificité musicale congolaise et nous n’avons pas besoin pas copier des tendances, des codes dictés par une industrie occidentale. Ça dépend si on veut vendre 2 000 ou 200 000 CDs.
Malheureusement c’est cette spécificité congolaise qui a contribué au blocus que certains groupuscules appelés « combattants » ont imposé aux artistes congolais qui veulent prester en Europe, notamment en France.
Personnellement je ne considère pas l’égrenage de noms d’illustres connus ou inconnus comme une pratique musicale qui fasse avancer la musique congolaise et mondiale.
Que les artistes congolais jouent du lokole (un tambour traditionnel) dans leurs chansons ; que le sampling ou la reprise de morceaux issus du terroir tel que Fally et son « Eloko Oyo » devient coutume, voici des innovations musicales qui élèveraient la musique congolaise, pas l’énumération sans fin de noms, pseudonymes et autres épithètes.
Emotion est sans aucun doute un travail de professionnels. Pourquoi aucun autre artiste congolais ne s’est aligné sur l’album de Wemba ? Une partie de la réponse se trouve dans le fait que les artistes, dans la majorité des cas , prennent de l’argent pour placer les noms.
Le dilemme est comment produire un album sans mabanga ? Où sont les producteurs capables de financer un album? L’industrie musicale congolaise a besoin de vrais « investisseurs artistiques » désireux d’investir dans la musique sans attendre d’être constamment cité dans chaque chanson.
Si économiquement les mabanga ne rapportent pas, ils garantissent une place à vie dans le patrimoine musical congolais : vous payez 1 000 dollars et plusieurs mois plus tard, vous entendez votre nom pendant 5 secondes sur le morceau 17 d’un album à 30 titres- et chaque fois que cette 17ème chanson sera diffusée le monde entier entendra votre nom.
Les Congolais seraient t’ils plus intéressés par leur postérité, leur place dans l’histoire que les gains financiers ici-bas ? Vanité des vanités, tout est…..
La musique congolaise est riche et attrayante, elle a un potentiel fort à l’export, cependant si elle veut compétir sur la scène internationale elle doit se révolutionner, délaisser ces pratiques qui sont un contre-sens commercial et innover !
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