La musique classique traditionnelle sénégalaise
Par Hamidou Anne
La musique classique traditionnelle sénégalaise est d’une grande diversité. Elle tire sa quintessence dans les chants traditionnels des griots mais pas seulement. D’autres paramètres entrent en compte dans sa structuration. Pour appréhender ce vaste sujet, il est opportun de s’interroger sur les points suivants : existe-t-il une musique ou des musiques classiques traditionnelles sénégalaises ? Par ce genre musical entendons-nous des compositions purement ethniques ? Des textes ou des instruments, qu’est-ce qui est prépondérant ici pour conférer ce cachet classique, traditionnel ? Quel rôle joue le griot, le genre, l’espace, le temps dans l’édification des normes de cette musique ?
En ne considérant que l’aspect formel, on peut parler, pour le Sénégal, de musiques classiques traditionnelles au pluriel. Pour Dr Massamba Gueye, chercheur au Laboratoire des études africaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en traditions orales et fondateur de la Maison de l’oralité et du patrimoine : « il y a plusieurs formes, c’est nous qui déterminons cette musique comme étant musique du terroir, du patrimoine, utilisant fondamentalement des instruments dont nous avons l’héritage par nos aïeux et utilisant aussi les formes de mémorisation, d’arrangement qui ne sont pas occidentales. Sur ce principe, on peut parler de musiques traditionnelles africaines ».
Seulement, nous pouvons aussi faire référence à une musique traditionnelle en ne prenant en compte que le dénominateur commun, c'est-à-dire en entendant par ce propos simplement : une musique appartenant au passé, datant d’avant l’industrie musicale telle qu’on la connait à l’heure actuelle. Aussi, les ethnies africaines ont des instruments en partage mais chaque ethnie a une forme musicale, au moins, qui lui est propre. Dans l’espace du Mandé historique, allant du Sénégal au Libéria actuels, en passant par le Mali, nous rappelle Massamba Gueye, « on a en partage la kora, le xalam que les hapulaars appellent le odun, les instruments comme le riti ou la calebasse, les instruments à peau ».
L’un des instruments musicaux les plus présents au Sénégal cependant, le sabar, est surtout joué chez les wolofs. L’on peut dire que chaque ethnie ou région du pays à sa forme musicale particulière. Le dangagne vient du Walo, le goumbé de chez les lébous, le wango de chez les halpulaars etc. Cette musique classique traditionnelle se décline ainsi en des musiques d’origines ethniques et géographiques différentes même si, de plus en plus, le « syncrétisme musical » chante plus juste que les « particularités zonales ».
Brassage
Dès lors, la grande force de synthèse que l’on observe, aujourd’hui, permet de revivifier ce patrimoine musical en sortant la sonothèque des sphères ethniques étriquées pour l’entrainer dans un rythme national. Après avoir magnifié ce brassage, ces rencontres entre les musiques des différentes aires géographiques du pays, on rendra justice, tout de même, à ces particularités zonales permettant une conservation de ce qui, souvent, est un patrimoine ancestral.
Dans son ouvrage Musique sénégalaise, itinérances et vibrations, Papis Samba, après avoir visité les sonorités qui avaient cours dans les royaumes d’antan et rappelé l’héritage musical qui leur est dû, nous dit que la saignée de l’esclavage puis la colonisation, en mettant fin aux grands ensembles, ont été « des facteurs essentiels du ralentissement de la créativité » et de celui du brassage culturel dans la région.
Le texte et l’instrument
Ailleurs la mélodie l’emporte sur le mot. Ici, lorsqu’il s’agit de musiques traditionnelles, la composition et le contenu des textes priment sur le reste. Ce sont les textes qui guident la musique vers un horizon choisi, assumé. L’histoire racontée prend toute la place, le son n’en est souvent qu’un lointain écho ou un discret compagnon. « Dès que les textes sont composés, nous dit Massamba Gueye, l’accompagnement se met au diapason du texte. Cela renvoie à toutes les mélodies composées à partir du xalam, de la kora, du sabar, du balafon. On se rend compte que normalement, dans ce qu’on appelle musique classique traditionnelle, si vous jouez un instrument, il y a des textes spécifiques, écrits et codés par les mémoires pour l’accompagner. De la même manière que vous percevez la musique de Mozart jouée par la même gamme, vous avez kelefa, lorsqu’il s’agit de la kora, jouée partout avec la même gamme et les mêmes notes ». Le texte est très important donc, il condamne la musique, et cette dernière doit être en adéquation avec sa teneur.
Le griot
La musique classique traditionnelle n’est pas forcément liée aux griots contrairement à une idée reçue. En effet, il y a, au pays de la Teranga et ailleurs en Afrique, des sociétés sans griots, des sociétés complètement horizontales qui ne s’articulent autour du déterminisme griot face à la noblesse. C’est le cas chez les diolas de la Casamance, dans le Sud du Sénégal. La musique traditionnelle y est conservée par la communauté et jouée par des individus choisis à cet effet. Dans d’autres ethnies, les mandingues, les sérères, les wolofs par exemple, les griots en sont, il est vrai, les uniques dépositaires. Ils assument leur posture de délégataire d’un art sanctifiée dans un corpus historique de valeurs. La musique est alors perpétuée par des familles griottes de génération en génération. Les héritiers des griots qui chantaient les hauts faits des rois, des princes et des membres de l’aristocratie locale continuent, de nos jours, à en faire de même pour leurs descendants. La transmission se faisant par des codes de formation sociale.
L’histoire du roi du mbalax, Youssou N'Dour, est, à cet égard, d’un intérêt particulier. Né d’une mère griotte et d’un père qui ne l’est pas et qui lui interdisait de chanter, il raconte s’être très tôt rapproché de sa grand-mère maternelle, héritière d’une famille de longue tradition gawlo . En 2007, il confiait ainsi à un magazine culturel sénégalais : « je viens d’une famille gawlo du côté de ma mère et toutes les choses qui me sont arrivées culturellement, particulièrement dans le domaine de la musique, sont dues à mon appartenance à cette famille. J’ai grandi dans la maison de ma grand-mère, Mame Marie Sène, où j’ai pu acquérir naturellement ce don pour la chanson ».
Tout est ici question de transmission. L’interprète de "Birima" affirme que cette ascendance composée d’hommes qui suivaient les rois à la guerre chantant leurs louanges dans les champs de bataille afin de leur donner courage et de femmes ayant toujours accompagné, de leurs voix mélodieuses, le passage de l’enfant à la dignité d’homme et celui de la fille au statut de femme et de mère, cette ascendance peuplée de paroliers et d’artistes lui a permis de se forger au feu des kassak (chants traditionnels entonnés lors des cérémonies de circoncision) et, plus tard, de briller sur les scènes du monde.
Le genre
Il y a, dans la musique traditionnelle, des textes chantés exclusivement par des hommes et d’autres chantés seulement par des femmes. Et il n’est pas possible de faire le voyage entre les deux. Il en est de même pour les instruments. Certains sont dédiés à la gent masculine, d’autres au sexe opposé. Il est impossible, voire dangereux, selon la tradition, d’intervertir les rôles. A moins d’aller vers ce que Massamba Gueye assimile à de la « provocation ».
Espaces dédiés
Les espaces dédiés, où se joue la musique classique traditionnelle, dans sa forme authentique ou bien sous ses différentes formes nées des rencontres entre les particularités ethniques, existent encore au Sénégal. Ce sont les « cycles de conservation et de transmission ». Il s’agit, entre autres, de l’entrée dans le bois sacré, des cérémonies de mariage dans les villages qui ne sont pas complètement parasités par la modernité, de rites funéraires parfois. Dans les villes sénégalaises, on note encore des bribes de conservation lors des baptêmes ou mariages dans certaines familles.
Au demeurant, il est nécessaire d’avoir toujours à l’esprit que cette musique classique traditionnelle ne peut être jouée que lorsque trois paramètres sont réunis : le prétexte, l’espace et le temps. On ne la joue pas quand on veut et où on veut. Il faut un prétexte social, un espace dédié et un moment particulier. Le prétexte peut être, comme mentionné plus haut, l’entrée au bois sacré, l’arrivée d’une mariée dans la maison de son époux, la mort... En fonction de ce prétexte, l’espace où doit être joué cette musique est défini par les sages ou par celui ou celle qui en détient le pouvoir. Le même procédé permet d’établir le moment opportun. Dans les sociétés traditionnelles sénégalaises, toutes ethnies confondues cette fois ,on ne joue pas uniquement pour le plaisir de jouer sauf si on est en apprentissage, entre classes d’âge.
Tout ceci ne doit, toutefois, pas freiner, l’utilisation de ces musiques pour monter des spectacles modernes. Faire attention à ne pas déclencher des réactions imprévisibles, voilà la seule condition à respecter d’après certains puristes. Cela signifie qu’une fois l’initiative prise de monter un ndeup (séance traditionnelle, dans l’ethnie lébou, de traitement psychique et de purification accompagnée de chants), par exemple, il faut s’assurer que dans la salle ne soit présente une ou des personnes que les chants choisis peuvent faire entrer en transe.
D’abord, il faut avoir une intelligence scénique, un très bon metteur en scène, un très bon chorégraphe. Il faut, ensuite, faire la différence entre l’expression musicale dans l’espace originel et l’expression artistique dans le processus de recréation.
Références :- Musique Sénégalaise, itinérances et vibrations de Papis Samba ; Editions Vives Voix, décembre 2014, P.16
- Entretien avec Dr Massamba Gueye, chercheur au Laboratoire des études africaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en traditions orales, ancien directeur du Théâtre national Daniel Sorano
- Interview de YoussouNdour, magazine Le221, avril 2007
- Entretien avec Abdoul Aziz Dieng, musicologue, Conseiller du ministre de la culture du Sénégal
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