Le hip-hop au Togo
Si un rap africain issu du Sénégal ou d'Afrique du Sud a essaimé hors du continent l'Histoire du rap reste occultée et à écrire pour bon nombres de pays africains. Trop souvent les artistes de ces pays, faute d'exposition médiatique ou de moyens financiers ont du mal à accéder à une réelle visibilité internationale. C'est le cas du Togo, petit pays de 7,5 millions d'habitants, coincé entre le Bénin et le Ghana qui a donné une contribution trop méconnue - entre autres en raison de son enclavement - à la culture hip-hop.
1990 : l'ère de la danse
Comme souvent dans cette culture, qui est apparue en Afrique de l'Ouest dès 1985 avec Yves Zogbo Junior, le regretté Almighty, décédé en 2014, Stezo et M.A.M en Côte d'Ivoire, la danse est le premier élément à s'imposer au Togo. Avant les autres disciplines du hip-hop que sont le Graff, le Mcing, le Deejaying et le Beatboxing.
En 1990 le Breakdance fait son apparition à Lomé avec Bizzar MC, Wy-Kiki... Ils tournent dans les discothèques locales et forment même une école de danse en 1999. Un autre groupe de danse émerge, celui d'Eric MC, influencé par son expérience en Côte d’Ivoire.
De leur côté MC Creator et John Tezgo sont les pionniers dans le pays de l'art de la rime : le rap. En ce début des années 90, malgré les émissions de radio et des sessions sur la plage, les togolais ignorent encore majoritairement l’existence de cette nouvelle tendance musicale.
C'est en 1992 qu'a lieu le vrai déclic avec un concert de MC Solaar au Palais des Congrès de Lomé. En première partie de MC Solaar à Lomé, on trouve la première formation de rap togolais officielle : le Force One Possee, avec MC Creator, Eric MC, Wy-Kiki, Bad Boy, Sino et Ali-Jezz. A noter que ce crew sort un album Dagma Vanesa qui malgré une diffusion sur la radio nationale : Radio Lomé passe inaperçu faute de moyens financiers. Ce concert lance une impulsion dans le pays et de nombreux crew se forment dont World reality, l'embryon du groupe Djanta Kan.
Un contexte politique tendu
Au Togo, depuis le renversement et l'assassinat du président Sylvanus Olympio, en 1963, 3 ans seulement après l'Indépendance, la situation politique ne favorise pas la liberté d'expression des artistes. En 1967, Gnassingbé Eyadema a pris le pouvoir à la faveur d'un coup d'État. En 1992 le dictateur adopte une nouvelle Constitution qui n'apaise pas les tensions. La grève générale illimitée est lancée par l’opposition. Les militaires tirent à balle réelle dans les rues de Lomé. Une partie de la population doit se réfugier dans les pays limitrophes comme le Ghana.
Cette crise affecte aussi le mouvement hip-hop dont les membres sont contraints à l'exil. Une période sombre que Yao Bobby, qui avait 17 ans à l'époque, raconte sur la chanson « Réfugié » issu de son premier album Histoires d'un continent édité en 2011 par RFI et le label Nomadic Wax.
En 1994, un calme relatif revient. La première radio privée : Canal star sounds + émet. Une émission: « Boom star sound system » permet chaque samedi de 18h à 19h aux rappeurs de se relayer à l'antenne pour passer leurs messages. Ces freestyle à la radio permettent l'émergence de groupes plus ou moins éphémères : Eric MC avec « The Black nigga » ; Wy-Kiki, John Tezgo, Ali Jeez et MC Gamma rejoignent MC Creator au sein du Force One Posse. Daddy Florent forme le Baobab Posse, Kezar MC Alliance banale, FBI, Oro Below et Welsn'ne, Duel et Nock out, Orcyno et les 3 Fata B... Des animateurs sont en pointe à l'époque pour faire connaître cette culture hip-hop : Alain Blaise de Tropik Fm, Germain Pouli de radio Galaxie et D'ul sur Canal FM.
En octobre 1996, un concours national de hip-hop est lancé et parrainé par le Président de la République. Ce concours permet à Welsn'ne et Yack More de mettre sur le marché un album dans des conditions satisfaisantes. De son côté Négro force sort le single : « Tegbi Tegbi » (avarice), World reality réplique avec « Luttons par nos idées ».
Ces deux groupes fusionnent la même année pour former Djanta kan, un des groupes les plus marquants du rap togolais. Les rappeurs Yao Bobby (alors connu sous le nom de Bobby), Daflag, Ametek et Agama Flo se sont entourés d'un crew de DJ, danseurs, de graffeurs, d’animateurs radio… Ils sont également les initiateurs d’un rap influencé par les rythmes traditionnels, avec la présence d’instruments de leur région. Djanta Kan revendique aussi fièrement son identité culturelle en s'exprimant en langue éwé et en français. On retrouve le groupe sur des compilations où figurent des totems comme Angélique Kidjo ou Youssou N'Dour.
Le tournant des années 2000
A la fin des années 90, les studios d’enregistrement sont de plus en plus nombreux au Togo. Beaucoup d’anciens rappeurs se forment à l’ingénierie du son, contribuant à un développement plus professionnel de cet art. Le samedi 05 juillet 2003 est une date à marquer d'une pierre angulaire. Sur le terrain de handball de Lomé naît Hoperow records, premier label 100% rap togolais. Une pépinière d'artistes parmi lesquels on trouve : Djanta Kan, Eric MC, Ali Jezz, Small Poppy, Weddy, Balle 2 Rimes, SIH...
Les années 2000 voient l'émergence d'un rap engagé. Ce qu'Elom 20ce appelle des « arctivists », en se référant à l'engagement d'artistes comme Miriam Makeba, Franklin Boukaka, Fela Kuti, Bob Marley ou Nina Simone. Djanta Kan, qui signifie la canne du lion en éwé, est un des fers de lance de ce rap de « conscientisation ». Le groupe joue au Centre Culturel français de Lomé à guichets fermés pour deux concerts. Eric MC, Ali Jezz, Small Poppy, Weddy, Phonetic, Orcyno, Djodjo bad, Landry, Alister G... sont de la partie.
En 2002, naît le crew Balles 2 rimes avec Skandal, Kabral, Insurgé, The beast, Havoc et Horus qui se revendique d'un engagement social et politique et scande : “Le cri de la liberté raisonne”. La période, effervescente sur le plan musical, voit la création de nombreux groupes de rap et de deux événements culturels majeurs: le festival Afrikarap et la cérémonie annuelle des Togo hip hop music awards.
Et maintenant ?
En 2009, Yao Bobby part en tournée dans plusieurs pays d’Afrique et en Europe avec le collectif de rap AURA : Artistes unis pour le rap africain. Un collectif dans lequel on retrouve entre autres : Didier Awadi et Xuman pour le Sénégal, Smockey et Smarty pour le Burkina Faso, Priss-K pour la Côte d'Ivoire et Moussa de Degg Force 3 pour la Guinée-Conakry. Cette initiative, qui donne une exposition au rap togolais, contribue à le faire remarquer par Radio France Internationale. En 2011 sort l'album Histoires d'un continent édité par RFI, sur lequel on retrouve, entre autres, son acolyte de Djanta Kan : Ametek de Kemet. Yao a aussi mené des actions éducatives, des ateliers artistiques pour les enfants de son pays à travers une structure appelée « Art de rue »
D’autres rappeurs togolais: Eric MC, Oro Below et Ali Jezz se sont entretemps, installés à l'étranger. Eric MC a tenté de se présenter aux dernières élections présidentielles. Papou a fait des clips festifs diffusés sur Trace TV. Beaucoup de single dansants et sans lendemain influencés par le Nigeria et la Côte d'Ivoire sortent sur le marché local.
A l'inverse de cette musique de divertissement - qui a toujours existé dans le rap - certains artistes défendent une autre voie plus politique. Yao Bobby qui prépare un projet avec le rappeur franco-camerounais Edgar Sekloka de Milk Coffee Sugar : 1+1 (2) et Elom 20ce défendent un rap panafricain, ancré dans leurs racines. On a entendu Elom 20ce avec des camarades d'autres pays africains: en 2014 avec le très intéressant Joey le Soldat du Burkina Faso, sur le bien nommé « Révolution » de l'album Burkin ba - Tentacule records - mais aussi Blitz the Ambassador du Ghana ou Sir Okoss du Gabon. Parallèlement il mène des activités de sensibilisation sur le panafricanisme, la citoyenneté... Il a intitulé ces cercles de réflexion itinérants : Arctivism et Cinereflex. Indigo, le dernier album d'Elom 20ce est un concept pédagogique et poétique novateur et comprend de nombreuses collaborations panafricaines.
Togo, a long way to go
Aujourd'hui, sous l'ère de Faure Gnassingbé, qui a repris les rennes du pays suite au décès de son père Eyadema Gnassingbé en 2005, les festivals de hip-hop ont disparu dans le pays. Les radios locales ne passent guère plus de textes politiques ou relatant le quotidien de la population. Le marché local met en avant une musique de danse « faite pour se vider la tête ». Les animateurs des radios privées ont moins de liberté. Et il faut souvent payer pour voir ses morceaux passer à la radio ou sur les chaines de télévision. Pour l'arctivist Elom 20ce, le chemin est encore long: « Il y a eu quelques améliorations depuis quelques années mais le Togo manque de leaders politiques qui pensent vraiment aux intérêts du peuple. Togo : a long way to go… »
(1) Les entretiens ont été recueillis par l'auteur à Paris en 2011 pour Yao Bobby et par mail en 2016 pour Elom 20ce. (2) Passeport pour le Togo Yao Bobby et Edgar Sekloka 1+1 en concert à Paris à la Bellevilloise le 18 mars 2016 Sources documentaires : Yao Bobby et Sandra Poisson, RFI, Africultures, Mondomix, Jeune Afrique. Remerciements à Yao Bobby, Sandra Poisson, Elom 20ce, Christophe Nicolaidis de RFI En 2007 un projet Doto Silence! Réalisé par Jérémie Lenoir a capté des images du microcosme urbain de la culture hip hop de Lomé avec beatmakers, rappeurs et graffeurs: Parmi lesquels Djanta Kan, Sista Kash du Gabon, Dzokukay, le Patriote, Kindundjah LK, Balles 2 Rimes... http://dotosilence.microscopik.com/index.php A noter : un projet intéressant du DJ Julien Lebrun et de Liz Gomis et du label Hot Casa Records d'un mini-documentaire et d'une compilation dédiés à la musique Soul du Togo des années 70 et 80 http://www.kisskissbankbank.com/togo-soul-70 Quelques liens utiles: http://elom20ce.com/ http://www.yaobobby.com/ http://www.africultures.com/php/index.php?nav=personne&no=15143
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