Transes africaines en Bretagne
Pour sa 41° édition, le Festival des Trans Musicales de Rennes (France) a mis l’Afrique en vedette avec pas moins de dix-sept nationalités venues de tout le continent et d’Europe, deux créations, une exposition et deux conférences. Un continent qui ne cesse, aux dires de son directeur artistique, Jean louis Brossard, de se réinventer et qui participe à la création des sons du futur.
Depuis 41 ans, la capitale de la Bretagne vibre aux sons des Trans Musicales, un des festivals de musique actuelles les plus courus de France. Ville des rois de Bretagne, Rennes est fière de sa culture celtique, qui résonne dans les « bars en transe » de la ville, au théâtre de la Parcheminerie où se réunissent les militants d’une culture régionale vivante et militante ou dans les rues où sonnent les fameux bagads, ensembles musicaux inspirés des pipe band écossais.
Mais elle est curieuse également des sons du monde, des musiques qui vivent toute l’année dans ses différents quartiers, à travers des ateliers de création entre artistes et habitants, dans les écoles, les foyers de personnes âgées ou les centres sociaux qu’animent des bénévoles comme M. Sall, ancien directeur retraité d’une école de Casamance (Sénégal) qui a posé ses valises en Bretagne depuis trois ans et participe activement à la vie de la cité. La musique se décline également dans les prisons où des artistes proposent chaque année des spectacles. Ainsi, cette année, le groupe sénégalais Guiss Guiss Bou Bess a fait découvrir son électro sabar à la population carcérale du centre pénitencier de Rennes Vezin.
Jean Louis Brossard un passionné d’Afrique
Pour cette édition qui a attiré 56000 festivaliers sur 5 jours dans le grand Ouest et couvert 25 lieux, 50 pays étaient représentés et 85 groupes et 2 compagnies de danse ont pu montrer leurs créations.
Présente avec dix sept nationalités différentes, une exposition qui lui était consacrée et deux conférences présentant ses multiples visages et analysant les conditions de sa création musicale, l’Afrique en était sans aucun doute la figure de proue.
Directeur artistique du festival, Jean Louis Brossard, avoue en effet un coup de cœur pour le continent africain. « Depuis les premières éditions, j’ai toujours accueilli des artistes africains. Certains vivent même en Bretagne comme le batteur burkinabé Petit Piment et la chanteuse sud-africaine Sisanza Myataza, membres de Songo formé avec deux ex-musiciens du groupe breton City Kay. L’Afrique selon moi est le nouvel eldorado de la musique. On doit plutôt parler d’une redécouverte d’un mouvement qui a commencé dans les années 1970/1980. Mais aujourd’hui, c’est différent. À l’époque, beaucoup venaient enregistrer à Paris (France), se produisaient dans les salles parisiennes, tournaient en Europe. Aujourd’hui, les dynamiques sont autres, ça continue à bouger et ça ne s’arrêtera pas ».
Lous and the Yakuza star de la 41° édition
Pour cette édition, l’Afrique a donc été montrée dans sa diversité géographique aussi bien que musicale avec des artistes venus du Maghreb (Acid Arab groupe algéro-nigérien, OCB du Maroc, Jawhar de Tunisie) en passant par l’Afrique de l’Est (Amami d’Erythrée, Les Amirales d’Ethiopie, Coco EM du Kenya, Marina Satti du Soudan, Sahra Halgan du Somaliland) en passant par l’Afrique de l’Ouest (Art Melody du Burkina Faso et Guiss Guiss Bou Bess du Sénégal), l’Afrique australe (Kador du Malawi, Continuadores du Mozambique) et bien sûr l’Afrique centrale et l’Océan indien (Gystère, groupe réunissant des artistes du Cameroun, de Madagascar et du Ghana, et Lous and the Yakuza du Rwanda). Cette artiste congolo-rwandaise basée à Bruxelles et qui chante en français d’une voix aux accents pop et soul sur fond de rythmes latino, était une des artistes en création de cette édition et sans aucun doute la vedette du festival : portraits affichés sur toutes les avenues de la ville, articles locaux la présentant comme le nouveau phénomène Stromae. Basée en résidence à l’Aire libre, une scène proche de l’aéroport où elle a donné six spectacles d’affilée, cette show woman aux textes profonds a su scotcher un public essentiellement local et de tous âges, électrisant la salle en s’installant au cœur du public.
Electro, pop, rock, blues, hip hop, musique futuriste, tous les styles étaient représentés sur les scènes des Trans Musicales donnant à voir une Afrique multiple, comme le soulignait une des conférences données aux Champs libres, un des hauts lieux culturels de la ville. Dans l’auditorium bondé réunissant des auditeurs de tous âges, le conférencier Jérôme Rousseaux faisait découvrir à travers huit portraits d’artistes et de groupes actuels, une impressionnante mosaïque musicale où cohabitent tradition, innovation et mondialisation.
Le continent composé de 8 régions, de 54 pays et de 2000 langues qui atteindra deux milliards et demi d’habitants en 2050 est en effet un réservoir de talents qui a nourri le monde et s’en est inspiré, essentiellement par les musiques venues d’Amériques, de la rumba cubaine en passant par le rock, le blues, le jazz, le funk, le hip hop et plus récemment l’électro et en les réinventant. Cette circulation qui ne cesse de s’accroitre avec les moyens de communication fait de l’Afrique d’aujourd’hui, selon l’historien Achille MBembe, un « laboratoire vivant où s’esquissent les figures du monde à venir ».
Une Afrique éclectique
Les six artistes choisis par les conférenciers, Eliasse, artiste de folk comorien engagé, le groupe sud-africain BCUC adepte d’une transe moderne, Muthoni Drummer Queen (Kenya), la « business woman » du nouveau rap africain initiatrice du Festival Blankets & Wine, devenue aujourd’hui l’un des plus courus d’Afrique de l’Est, Wizkid, star de la pop nigériane, qui a collaboré avec le rappeur canadien Drake, DJ Kampire, une djette et activiste ougandaise inspirée par le kwaito (la house sud-africaine), l’afro-beat, le highlife et les musiques congolaises, les Filles de Illighadad du Niger, un des rares groupes féminin de la scène touareg proposant une musique aux racines profondes, l’artiste égyptien Abdullah Miniawy combinant musique électro et poésie, sans oublier Continuadores, un duo mozambicain d’électro-pop expérimentale avec création vidéo, reflètent la créativité africaine et les tendances multiples qui s’invitent sur les scènes du monde.
Photographie partielle d’une scène protéiforme, ces portraits font surgir de grandes tendances du continent comme l’émergence des femmes comme activistes culturelles donnant à voir une nouvelle image de la femme africaine, une volonté des artistes de prendre en main leur destin et de travailler au pays ou de d’y retourner comme la chanteuse somalienne Sahra Halgan qui, après des années passées en France, cultive sa musique lumineuse depuis son Somaliland natal dans la Corne de l’Afrique ou Tiago Correia-Paulo du groupe Continuadores qui a décidé de rentrer au Mozambique après des études en Afrique du Sud.
Création musicale : les artistes se prennent en main
L’Afrique change, constatent les intervenants réunis pour la seconde table ronde qui portaient sur les conditions de la création musicale en Afrique dont Akotchayé Okio, responsable du développement international pour l’Afrique subsaharienne à la SACEM, Camille Seck, manageuse de Guiss Guiss Bou Bess et cofondatrice de Kaani, une structure base à Dakar, Camille Louvel, fondateur du label Chapa Blues et du Festival Africa Bass Culture au Burkina Faso.
Tous étaient unanimes à reconnaître un développement de la production musicale sur le continent lui-même grâce aux home-studios qui émancipent les artistes et offrent une grande qualité sonore et à l’engagement des artistes multi-casquettes qui deviennent leur propre producteur, booker et promoteur, un engagement qui a permis notamment à la scène nigériane d’exploser au niveau international.
L’argent manquant cruellement sur la plupart des scènes (les soutiens de l’état n’existent que dans de rares pays du continent), une réflexion est aujourd’hui menée sur les fonctionnement alternatifs adaptés à l’Afrique en matière de couts et de production : naissance de collectifs qui mutualisent leurs moyens et leurs compétences, coopérations régionales pour l’organisation de festivals, mise en place de nouveaux réseaux sur le continent qui s’émancipent des réseaux classiques, utilisation des réseaux sociaux comme outil de promotion (une vidéo postée sur Facebook a ainsi permis aux Filles de Illighadad d’être découvertes et de tourner dans le monde entier), organisation de soirées devenues des marques, s’appuyant sur des artistes des diasporas et s’exportant sur différentes scènes comme le cas d’Electrafrique, un concept de soirées électro initié par DJ Cortega né à New York et exporté ensuite à Nairobi, Dakar (33 éditions en 3 ans) et très récemment à Paris.
Timide percée des politiques
Reste bien sûr les pouvoirs politiques qui ont leur rôle à jouer et qui, constate Akotchayé Okio, commencent pour certains à prendre conscience du potentiel économique que représente l’industrie culturelle. « Le Burkina Faso a compris depuis longtemps l’enjeu que représente la culture dans l’économie du pays notamment avec le FESPACO et a mis les outils législatifs nécessaires pour permettre à la création d’exister. Plus récemment, le gouvernement nigérian a demandé une mobilisation du secteur de la culture car il a compris que, après le pétrole, la culture peut être un substantiel relais de croissance. Dans deux ans, le secteur musical au Nigeria devrait peser 65 millions de dollars. Pour les autres pays, nous espérons que les 5000 membres africains de la SACEM qui sont des têtes d’affiche peuvent changer la donne en jouant un rôle d’influenceur auprès des politiques, en les prenant en tenaille ».
Les professionnels africains revendiquent leur part du marché
Les musiques africaines représentent un futur potentiel financier sur le marché mondial, estiment les professionnels, une assertion confirmée par le retour des Majors comme Sony et Universal en Afrique de l’Ouest. Et cette nouvelle donne représente un enjeu dont les professionnels du continent présents aux Trans Musicales espèrent tirer profit, à part égale avec les professionnels occidentaux.
Certains comme le professeur Sipho Sithole, producteur et directeur d’Afro Centric Agency, une structure basée à Johannesburg qui produit et représente des artistes du Kenya, du Mozambique, du Lesotho, de Colombie et d’Afrique du sud, dénonce une inégalité de traitement des professionnels africains sur leur propre continent par les acteurs du marché mondial. « J’ai du mal à convaincre les bookers et les festivaliers de Belgique, de France ou d’Italie que j’ai découvert des artistes de mon continent alors que si un producteur occidental arrive en Europe et déclare avoir découvert un artiste et le brandit comme un trophée, tout le monde s’y intéresse. Je pars du principe que si un européen arrive en Afrique, il ne découvre pas un artiste, quelqu’un d’autre l’a déjà découvert avant lui, quelqu’un de son pays. Nous ne sommes pas traités à égalité avec les producteurs occidentaux. On ne nous respecte pas en tant que professionnels ».
S’ils partagent en partie son point de vue, Anouar et Ashraf Benyahia, fondateurs de la Fabric A Zic, une structure basée à Rabat, au Maroc qui assure à la fois la production, le booking et le coaching artistique d’artistes de toutes tendances musicales et se lance aujourd’hui sur la scène électro, nuancent le propos : « Les entreprises européennes et américaines savent très bien faire leur métier. C’est juste que maintenant, il y a beaucoup d’entreprises en Afrique qui sont aussi compétentes, qui ont la capacité de faire le même travail et qui ne sont pas encore reconnues. On pense qu’il faut leur donner leur chance, les laisser faire leurs preuves. Je pense que c’est juste une question de temps. Les réseaux sont en train de s’établir de toute façon entre ces entreprises africaines et les grands bookers internationaux. On commence à travailler ensemble. Avant, il n’y avait pas de structures solides sur le continent africain, maintenant il y en a.
L’industrie musicale évolue en flèche, la musique s’est positionnée en tant que produit de consommation sur une période de temps très limitée, ce qui a permis à l’industrie musicale d’aller beaucoup plus vite et de ne pas arrêter de se développer parce que maintenant les gens veulent sans arrêt écouter de nouveaux styles de musique et c’est sur cela que l’on doit essayer de collaborer entre professionnels d’Afrique, d’Europe, d’ Amérique et d’Asie afin de créer de nouveaux styles en mixant les différentes cultures ».
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