Le reggae en Côte d’Ivoire
Par Julien Le Gros
La Côte d'Ivoire a su se frayer une place incontestable et pionnière au sein du reggae africain et au-delà. Y a t-il pour autant un reggae ivoirien ?
Désiré Aloka dit Des Parker en référence au célèbre Maceo Parker en est persuadé. En 2003 il a créé le Parker Place d'Abidjan en s'inspirant de son expérience londonienne en 1992. « J'habitais le quartier noir de Seven Sisters. Le soir au club Subterannea je voyais Maxi Priest, Chukki Starr, Junior Reid... J'ai eu envie de faire pareil à Abidjan.» Son lieu situé dans la zone 4 de la ville est devenu une institution de cette culture en Côte d'Ivoire. Le Village Rasta de Vridi[i] récemment démoli a également organisé de nombreux concerts. Comme son nom l'indique ce village promeut le rastafarisme à travers la musique mais aussi à travers de belles fresques souvent peintes par Koko Shenko et nombre d’objets d'art.
D'autres fameux bars live ont éclot dans la capitale avec des soirées reggae : le Champion à Blokosso sur la lagune Ebrié, le Kingston Place à Marcory, le Pam's sur le Boulevard Latrille ou encore le Café de Versailles à Angré :« Chez nous il y a une manière de jouer, une couleur.» analyse Désiré Aloka. « Alpha Blondy a sa manière qui fait qu'on le reconnaît tout de suite. C'est valable aussi pour Tiken ou Ismaël Isaac. Ils ont une touche particulière ancrée dans leurs racines africaines qui les différencie des jamaïcains.» poursuit ce dernier.
Côté festivals le pays a longtemps souffert d'une mauvaise gestion. « On n'a pas d'équivalent du Rototom en Espagne ou du Garance en France » déplore Désiré. Toutefois la tendance semble s'inverser. En 2012 le festival les 24 heures du Reggae d'Abidjan a été lancé. La deuxième édition au Palais de la Culture d'Abidjan en avril 2014 avait comme marraine la veuve de Bob Marley : Rita Marley.
Alpha, dit le vieux père
La figure emblématique du reggae ivoirien est incontestablement Seydou Koné alias Alpha Blondy dont le succès est planétaire. Influencé par la Jamaïque à ses débuts il reconnaît « une fascination pour la voix gutturale de Burning Spear qui glorifiait l'Afrique.» Blondy a su ajouter à une rythmique qui n'a rien à envier à Bob Marley and the Wailers, son identité africaine en chantant principalement en Dioula, dialecte du nord de la Côte d'Ivoire et en nouchi, l'argot d'Abidjan. « Alpha Blondy a démontré que le reggae vient de chez nous et qu'il peut être chanté dans nos langues africaines.» décrypte le reggaeman Kajeem. «Avant beaucoup d'africains écoutaient du reggae plus pour le style que le message. Blondy a traduit le message du reggae en français et dans nos langues africaines.»
Depuis son album Jah glory (Syllart) en 1983 Alpha a initié un mouvement reggae jusque-là inexistant dans le pays. Jacques Bizollon, fondateur du mythique studio JBZ d'Abidjan, qui a aussi gravé les débuts d'Ismaël Isaac et Tiken Jah Fakoly se souvient de la session d'enregistrement de ce classique : « Le producteur Georges ‘Tai’ Benson m'a proposé d'enregistrer un petit gars du nord qui faisait du reggae. Pour «Brigadier Sabari» on a cherché au clavier un son de sirène de voiture de police .On a trouvé ce fameux son qui est toujours dans notre base! Je me rappelle que quand Alpha venait au studio il s'asseyait sur les marches de l'escalier et me demandait cent francs CFA pour s'acheter des cigarettes. Depuis il a touché le jackpot ! »
L'album s'arrache à des milliers d'exemplaires : « Chez Benson les gens faisaient la queue pour venir chercher leur disque! J'avais un ami Marcel Rapp qui avait un magasin de disques à Paris et travaillait chez Pathé Marconi. Il a vendu je ne sais combien de disques !» Cet âge d'or semble bien loin à l'heure du piratage. Deux ans plus tard une signature chez EMI va faire d'Alpha accompagné de son orchestre le Solar System, la première star du reggae africain à l'international. En 2011, en même temps que son album Vision il a sorti la compilation les Mogos du temple pour encourager de jeunes talents du reggae ivoirien se produisant dans son club abidjanais le Café de Versailles. Parmi eux Ras Goody Brown, Kaloujah, Waipa Saberty, Mirak, doublure vocale d'Alpha Blondy et la jeune Sista Queen Adjoba...
Tiken, le dauphin
Également originaire du nord de la Côte d'Ivoire, de la ville d'Odienné, Doumbia Moussa Fakoly Aka Tiken Jah est apparu au monde en 1996 avec son album Mangercratie signé par Barclay qui a pour l'occasion a envoyé ses ingénieurs du son dans la capitale ivoirienne « J'ai fait un album trois ans plus tôt mais il est passé complètement inaperçu à cause de la mort du président Houphouet Boigny !» se souvient Tiken. Avec ses textes panafricains et engagés, comme le fameux « Le balayeur » traitant du putsch du général Guei en Côte d'Ivoire en 1999. Tiken Jah Fakoly est devenu très populaire auprès du public francophone. Ses mélodies chantées en malinké avec des instruments traditionnels mandingues comme la kora et le n'goni il s'impose comme le tenant d'un reggae qui revendique ses racines africaines. Dans ce sens, Tiken a encouragé des musiciens africains comme l'ivoirien Beta Simon (Kraity Payan Guez 2007), lui-même auteur d'une langue inventée, tirée des langues africaines: le Baissadé, et le guinéen Takana Zion.
Longtemps rival d'Alpha, brouillé par des divergences de vue Tiken chante un duo avec lui sur le titre « Réconciliation » de l'album Mystic Power (Wagram 2013) d'Alpha : « Avant d'espérer réconcilier le peuple ivoirien on devait nous même montrer l'exemple en faisant la paix.» estime Tiken. En 2012, suite à la crise électorale ivoirienne, les deux hommes ont arpenté le pays dans le cadre de la Caravane de la paix aux côtés d'autres artistes comme Meiway et Magic System. Sur le dernier album de Tiken Jah Fakoly: Dernier appel (Barclay 2014) cette fois c'est Alpha qui s'y colle sur le morceau « Diaspora », un appel unitaire à la diaspora africaine à restituer ce qu'elle a appris au continent. La boucle est bouclée...
La génération dancehall
La génération suivante du reggae ivoirien est fortement influencée par le hip-hop. La Côte d'Ivoire est l’une des pionnières dans la région, avec l’introduction de ce genre par Yves Zogbo Junior sur la RTI ivoirienne dès 1985. Son émission lance notamment des artistes tels que Almighty et son Ministère Authenti et Stezo de la Flotte impériale. Guillaume Konan connu sous le nom de Kajeem, (contraction de son nom et prénom Baoulé, ethnie du Centre du pays) est l'un des plus actifs et talentueux artistes de cette nouvelle vague. En 1990 il abandonne ses études de langue pour chanter du ragga avec le Ngowa posse. « La génération de Blondy est plus pop rock et reggae roots.» explique Kajeem. « Je fais partie d'une génération nourrie par le hip hop et un autre type de reggae : Shabba Ranks, Yellowman, Tonton David, Daddy Yod etc.» Animateur d'une émission reggae dominicale sur Nostalgie Abidjan, l'une des radios les plus suivies du pays, Kajeem milite en animant des ateliers d'écritures auprès des jeunes et en composant pour des causes auxquelles il croit : musique du film Child Soldier pour le Comité international de la Croix rouge en 2004, single pour la paix pour l'ONUCI, Demain c'est aujoud'hui en 2008.
Également issu de la scène ragga ivoirienne, Kouakou Konan Hervé dit Ras Goody Brown est issu d'un groupe au nom explicite, Negromuffin et membre de la communauté rasta de Vridi : « Dans ma musique j'ai revalorisé nos langues africaines en musique à ma façon. Je toastais en baoulé pour encourager les jeunes africains à apprendre nos langues. Tout a commencé ici sur ce continent » Ras Goody Brown revendique aussi l'influence des jamaïcains comme Jacob Miller et Dennis Brown. « Les africains et les jamaïcains sont frères ! On a juste été séparés !»
Parmi cette génération on peut également citer dans un style plus roots Pablo U-Wa (CF l'album Sarajevo, Blue silver 1995) qui chante en langue bété. Plus discret, l'arrangeur des reggaemen de la place et ardent militant de la cause Rasta, Naftaly est très respecté pour ses prises de position sur les sujets de société. En 2012 il a sorti son album autoproduit Soldat de Jah. De son côté Alain Spyrow et son groupe le Jahmo Band, qu'il a créé dans la foulée de son album Jahmo Jahmo (2008), qui signifie dieu merci en Baoulé, a obtenu le prix découverte RFI en 2012 et fait partie de la nouvelle garde.
Pour en savoir plus :PS : Toutes les citations sont extraites d'interview réalisées à Abidjan en 2012 par Julien Le Gros sauf Tiken Jah Fakoly et Alpha Blondy à Paris en 2013
Documentaire sur le Reggae en Côte d'Ivoire
http://www.youtube.com/watch?v=kTo-7FyDVAU
http://www.youtube.com/watch?v=gDScecaeREw
Site Abidjan Reggae
http://www.abidjanreggae.2007.fr/
Clips de Ras Goody Brown, Naftaly, Alain Spyrow, Ismael Isaac et les frères Keita, Tiken Jah Fakoly Alpha Blondy Kajeem
http://www.youtube.com/watch?v=c4Jm_QBuglU
http://www.youtube.com/watch?v=eCL1WFRaKeU
http://www.youtube.com/watch?v=QDdgirra2vo
http://www.youtube.com/watch?v=HihUcnsREPg
https://www.youtube.com/watch?v=iZk0QQ8YCnA
https://www.youtube.com/watch?v=iigPkQQzO-0&index=8&list=PL9A4B1D91E76B920D
https://www.youtube.com/watch?v=qwjQOtGJ5Kc
https://www.youtube.com/watch?v=F4HmJVDuRNc [i] Fondé par Ras Niemjah en 1998 et aujourd'hui démantelé pour d'obscures raisons à la demande du bailleur du terrain.
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