I Science, l'ovni musical sénégalais
L'incomparable Corinna, et le très talentueux Ibaaku Staz, alias "la voix", sont les noyaux durs qui forment I Science. Ce groupe apparait comme un ovni, dans le paysage musical sénégalais, même le nom (I science) qu’ils se sont choisi n'est pas ordinaire, et pourtant il est représentatif d'un parler bien sénégalais, c'est un beau patchwork linguistique à l'image des nationalités et des personnalités qui forment le groupe. Leur musique aussi est un savant "ndiaxass" (mélange) de Hip Hop, d’Afro, de Soul, de Funk et de Reggae. I Science a sorti en 2008, un premier album éponyme haut en couleur à l'image du groupe, et qui n'est pas passé inaperçu, loin s'en faut. Music In Africa les a rencontré il y'a quelques temps, pour parler de leur musique, et de leurs projets. Entretien avec un groupe au carrefour de plusieurs identités culturelles.
C’est quoi I-Science et comment vous êtes-vous rencontrés?
Corinna: I-Science à la base vient du langage populaire sénégalais et veut dire qu’ «il y a quelque chose derrière qui mène à réfléchir». On a donc fait un petit jeu de mots parce que cela s’écrit normalement avec «Ay» qui veut dire «des» en wolof mais nous on a mis le «I» du «I & I» pour un clin d’œil aussi au mouvement Rastafari et toute la signification qu’il y a derrière. Pour nous ce nom reflète le mélange que nous avons à l’intérieur du groupe et notre croyance qu’il n’y a pas qu’une seule vérité dans le monde, elles sont multiples et se valent et qu’il n’y en a pas une qui soit supérieure à une autre. C’est cette diversité qui nous intéresse donc car c’est elle qui fait la richesse de l’humanité. Musicalement aussi le nom du groupe implique que nous sommes beaucoup dans la recherche car nous refusons d’être cantonnés à un seul style et nous nous intéressons à presque tous les genres musicaux.
Staz: Notre rencontre s’est faite au studio 3.9 du groupe Still (dont faisait partie Staz) lors d’un projet hip-hop entre le Sénégal et le Cameroun. C’est dans ce cadre qu’on s’est connu avec Corinna par le biais de Koc-Sis du Pee Froiss. C’est donc comme ça que des affinités sont nées et qu’on a travaillé ensemble sur des projets de Still, sur le projet solo de Corinna aussi avant de décider de créer ce groupe elle et moi car en tant que rappeur, j’avais toujours eu cette ambition de travailler avec un vrai band.
Il y a un peu plus d’un an sortait votre album éponyme ¨I-Science¨. Quelle a été la réaction du public parce que c’est quand même un album très diffèrent? Avec du recul aujourd’hui êtes-vous satisfaits de cet album?
C: Disons que la réaction du public a été ambivalente dans la mesure où au niveau des mélomanes on a eu un feedback positif et à priori le public qu’on a réussi à toucher est tout aussi éclectique que notre musique: des adultes, des adolescents, femmes, hommes, etc. D’un autre côté les puristes du hip-hop particulièrement nous ont beaucoup critiqué sur cet album parce qu’ils ne s’y retrouvent pas forcément. Des puristes reggae aussi parce que moi je viens de cette scène là. Mais nous en tout cas pour l’album je crois qu’on est satisfait disons à… 50% parce que déjà on a galéré pour y arriver et on a eu beaucoup de petits couacs mais on a réussi à le faire et musicalement on le trouve pas mal. Après on se dit toujours qu’on peut faire mieux et il faut faire mieux ! La qualité de son, les prods, les arrangements, on peut faire beaucoup mieux. Du coup on vise plus haut, on sait qu’on a un bon bout de chemin à faire et on essaye de travailler par rapport à ça.
S: Oui c’est ça… Après la sortie de l’album, quand on a commencé à faire des scènes on a vraiment découvert un nouveau public surtout au niveau des différentes générations. En tant que rappeur j’étais personnellement beaucoup plus habitué à un public jeune mais là j’étais confronté à des gens qui sont dans la trentaine ou plus. Mais aussi un public qui danse et ça c’est quelque chose de pas fréquent dans le hip-hop… Un an après, nous cet album on l’aurait voulu beaucoup plus live si nous n’avions eu toutes ces contraintes techniques ou de temps pour le finir. On a dû faire beaucoup de programmation mais pour nous c’est juste une première pierre et on espère faire beaucoup mieux sur le prochain.
Avec vos influences diverses peut-on dire que I-Science cherche à redéfinir ce qu’on comprend par la musique urbaine?
S: Nous on essaye de créer des ponts. Entre les musiques, les classes sociales mais aussi entre les différentes époques de la musique aussi. Mais d’abord et avant tout, il s’agit de faire la musique que l’on aime et on a grandi avec diverses musiques comme le mbalakh, de la soul, de la salsa, du hip ou de l’afrobeat et c’est tout ça qu’on essaye de faire transparaître dans notre musique aujourd’hui.
C: Ce qu’on essaye aussi de faire en réalité c’est de sortir de la classification des genres parce que cela fatigue les musiciens qui à chaque fois qu’ils doivent aller se «vendre» sont obligés de cocher une case. Cela fatigue. Pourquoi un musicien serait-il obligé toute sa carrière de marcher sur la même voie, de refaire les mêmes choses. Cela empêche de grandir, d’explorer de nouvelles sonorités et à notre niveau, c’est ce schéma que nous avons essayé de casser. En fin de compte ce qui est important c’est ce que les gens écoutent et qu’ils soutiennent la musique qu’ils aiment. Simplement.
Aujourd’hui que vous vivez les choses de l’intérieur, quelles sont les difficultés auxquelles il faut s’attendre quand on est un jeune groupe qui sort un album au Sénégal?
S: Le souci le plus criard à mon avis, c’est le manque d’infrastructures. Trouver une bonne salle de répétition avec le minimum d’équipement par exemple est un vrai problème au Sénégal. Trouver des musiciens et travailler avec eux sur le long terme est un vrai casse-tête parce qu’ils jouent souvent pour plusieurs groupes afin de survivre… Au niveau des spectacles aussi, il n’y a pas suffisamment d’espaces pour s’exprimer à part quelques restau-bars dont on vite fait le tour… Heureusement aujourd’hui, il y a les nouvelles technologies qui nous permettent d’autres formes de diffusion, de promotion.
C: Disons que pour les spectacles, c’est souvent beaucoup plus simple pour le hip-hop car ils arrivent souvent à faire de bons live avec un dj et quelques micros en plus de requérir moins d’installations techniques. Pour les bands, il est difficile de trouver une bonne sono à Dakar et souvent les organisateurs, les promoteurs ne s’en soucient pas. Il arrive que les groupes eux-mêmes prennent de leur cachet pour payer et avoir mieux qu’un son pourri… D’autre part, la culture est peu ou pas du tout soutenue ici. Du coup nous par exemple on est obligé de travailler la moitié du temps pour pouvoir financer notre musique. Il y a des frais de répétition, de transports, de location de matériel et cela il faut y faire face au quotidien pour faire avancer notre projet. On se débrouille au jour le jour pour y arriver et pendant longtemps par exemple on n’a pas eu de manager donc il nous a fallu tout faire nous-mêmes. D’un côté c’est un apprentissage nécessaire mais de l’autre on perd beaucoup d’énergie aussi.
Une major comme Universal envisage de s’installer à Dakar cette année et se lancer dans la prospection et la signature d’artistes, pensez-vous que cela va aider la musique sénégalaise ou alors il vaudrait mieux compter sur une vraie politique culturelle du gouvernement sénégalais?
C: Je crois qu‘il faut les deux. Déjà c’est bien que les majors commencent à s’intéresser au travail qui se fait ici. Mais il faudrait aussi au niveau local une vraie politique et surtout former les acteurs culturels… Après les majors aussi, je dirai qu’il faut que les artistes fassent attention et bénéficient de conseils juridiques sinon cela peut s’avérer un vrai piège.
S: Je trouve aussi que c’est bien que les majors s’intéressent au marché sénégalais car cela aurait dû être le cas depuis longtemps. Ma seule peur cependant c’est que cela ne formate la création musicale et qu’on finisse par rentrer dans des considérations uniquement commerciales au détriment de l’artistique. Ce débat s’est posé dans les pays européens où ils sont présents et aux Etats-Unis où les majors ont vraiment pendant longtemps décidé d’un format de musique approprié pour les médias. Cela ferme évidemment la porte à des artistes dont la créativité s’exprime autrement. Hormis cette réticence, je suis persuadé que cela pourrait aider à la restructuration du marché et à exposer notre musique au reste du monde.
Music In Africa est un site panafricain et dans ce sens quel regard portez-vous sur la «nouvelle» musique africaine qui tend de plus en plus vers ce formatage commercial dont vous parliez auparavant?
C: Bon ça c’est ce que les médias veulent promouvoir, c’est juste la pointe de l’iceberg mais en vérité la musique africaine est très diverse. Je respecte les efforts et le travail de promotion qui est fait aujourd’hui par l’industrie musicale nigériane mais jamais ce format commercial à outrance ne pourra faire oublier tous les autres artistes du continent qui ont choisi une autre voie. L’Afrique est un continent vaste et jeune rien n’empêchera les différentes couleurs, saveurs, particularités d’émerger et de faire leur chemin. Et puis ces musiques qu’on pense formatées jouent aujourd’hui leur rôle et font danser le monde entier. Quelque chose a été crée avec cette vague nigériane, azonto, etc., il faut le reconnaître, cela s’est fait par le travail. A un moment c’était la musique congolaise qui faisait danser les gens, puis il y a eu la Côte d’Ivoire avec le coupé-décalé. Cela veut dire que les choses bougent en Afrique, qu’il n’y a pas une seule formule qui marche partout.
S: Il faut du commercial. C’est sûr. Il faut aussi de la musique plus organique, roots, de la musique qui est plus pour la scène car des deux côtés il y a toujours un intérêt commun qui est de montrer un nouveau visage de l’Afrique, montrer qu’en effet le continent est la source de pratiquement toute la musique moderne.
Donc vous êtes convaincus que cette nouvelle mouvance peut servir de locomotive au reste de la musique africaine?
C: Tout à fait! Parce que pour une fois les regards sont bien braqués sur la musique africaine et un autre type de public, plus international, plus jeune s’y intéresse. Sans parler du fait que cette nouvelle vague est aussi entrain d’installer une nouvelle image de l’artiste africain envers qui il y a toujours eu certaines attentes bien précises. Je veux dire qu’il y a toujours eu des thèmes, un engagement social ou politique qu’on exigeait des artistes africains avant de les écouter et aujourd’hui justement cette musique commerciale dont on parle refuse de répondre à ces clichés.
Pour revenir à I-Science, avez-vous aujourd’hui des ouvertures sur les autres pays africains, pour accéder à d’autres scènes sur le continent?
S: On le veut et on y travaille petit à petit. Pour le moment on a juste fait des pays voisins comme la Guinée Bissau, la Gambie et on espère qu’il y en aura d’autres.
C: Nous en tout pour cette année et l’année prochaine, on voudrait nous concentrer plus sur l’Afrique que sur l’Europe et créer des opportunités pour I-Science parce qu’il est important d’avoir ce lien avec le continent en premier. L’Afrique reste notre priorité même si rien ne favorise la circulation des artistes africains sur le continent.
On est à la fin de l’interview mais avant de la clore, quels sont vos projets? Travaillez-vous déjà sur un autre album?
S: On continue à promouvoir l’album I-Science et on prévoit de sortir d’autres singles, d’autres vidéos aussi car pour le moment on en a sorti que deux. Mais dans l’immédiat on se concentre sur le Sénégal pour asseoir et solidifier notre base car c’est important pour nous avant d’avoir la prétention de conquérir d’autres publics… Le deuxième album aussi on y pense. Il y a déjà quelques compos, des collaborations qui se précisent de plus en plus.
C: Le deuxième album prendra sûrement un peu plus de temps dans la réalisation parce que nous voudrions qu’il soit vraiment bien fait…
S: Mais cela ne veut pas forcément dire qu’on devra aller en Europe pour qu’il soit bien fait. De plus en plus de bons studios sont au Sénégal. Au Mali aussi on nous parle du studio de Mandjoul où a été produit l’album de Natty Jean. Bref, on a juste besoin d’un bon studio live et trouver les bonnes personnes pour le mix et le mastering. L’idéal pour nous serait de tout trouver ici et de ne pas voyager pour le faire.
Un dernier mot?
C: Juste un big up à tous ces gens qui sont autour de nous et qui nous soutiennent comme notre graphiste Djib Anton, notre management Scènégal Ethic, la plateforme Wakh’Art, Les Petites Pierres, et tous ces autres artistes avec qui on collabore comme SRK, Djagal, Milo, JB, Ada, etc… Ce n’est pas qu’I-Science, c’est tout un mouvement artistique.
Propos recueillis par Cheikh Sene
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