La musique engagée en Afrique du Sud
Par Robin Scher
L’histoire de la lutte contre l'apartheid est traditionnellement racontée à travers les récits des événements, les biographies et la musique, tout aussi pertinente, mais souvent ignorée. La musique engagée, l'une des formes les plus répandues de résistance de masse au cours des années 20, est une riche source de documentation.
De la musique chorale de l'Institut Ohlange à la pop de la fin des années 80, l’évolution de la musique engagée reflète l’évolution de la lutte contre l’apartheid, de ses débuts modestes à un appel mondial pour mettre fin au système ségrégatif. Le mouvement « Free Nelson Mandela » (Libérez Nelson Mandela) incarne cette lutte.
La lutte commence discrètement. La première chanson exprimant le mécontentement émerge de l'Institut Ohlange, fondée en 1901 par John Dube, qui sera le premier président du South African National Native Congress (SAANC), qui deviendra plus tard le Congrès National Africain (ANC). Ohlange est un lieu d'éducation. La musique, aux influences américaines, produite par l'Institut, sera plus tard connue sous le nom d’iMusic. Ancrées dans la musique d’église européenne et américaine, les premières chansons engagées ne sont que des complaintes, sans appel à l'action directe.
Reuben Caluza, un élève et futur professeur à Ohlange, compose une grande partie des premières chansons engagées d’iMusic en isiZulu. Ces chansons tiendront les Sud-Africains informésà travers des tournées nationales du chœur de l'Institut Ohlange. C’est ainsi que Caluza compose des chansons pour dénoncer le régime de l’époque. « Umtetowe Land Act » vise à étendre la sensibilisation concernant la loi sur les terres autochtones de 1913, qui restreint la propriété foncière aux noirs et devient l'un des fondements de l'apartheid, tout en promouvant les idéaux du South African Native National Congress (SANNC), parti formé pour s'opposer aux politiques racistes.
Malgré les efforts du SAANC, la loi foncière reste en vigueur, consolidant davantage la répartition inégale des terres. La musique trouve alors un nouveau moyen de diffusion : le travailleur migrant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute une génération de jeunes hommes blancs sont envoyés au combat, et la demande de main d’œuvre dans les mines d'or s’accroit. Les travailleurs noirs des quatre coins du pays affluent vers Johannesburg et bientôt une communauté dynamique surgit dans le quartier central de Sophiatown.
L’innovation en temps de guerre, voit l'introduction de la radio à transistors. Les rues de Sophiatown se nourrissent des airs de jazz, ragtime et de la musique de Duke Ellington. Les airs religieux d’iMusic n’ont plus leur place dans cette frénésie et la musique engagée commence a évolué pour refléter les nouvelles tendances.
Caluza, réalisant l'insuccès d’iMusic, se lance dans la musique engagée et compose ce qui deviendra iRagtime. Croyant ce style plus compatible avec le discours zoulou, Caluza est en mesure de livrer la résistance la plus directe à travers la chanson. Un exemple populaire est « iDipu eTekwini » (plongée à Durban) ; une chanson traitant de la pratique déshumanisante d’enlever les puces des travailleurs du Natal par immersion.
Dorkay House et King Kong
Suite à la montée du Parti national au pouvoir en 1948, de nouvelles lois de l’apartheid sont mises en œuvre dans les années 50. Le gouvernement tente de détruire la classe moyenne noire, ainsi que leur capacité à protester et à s'exprimer. Cette situation est intrinsèquement liée aux restrictions sur l’enregistrement de la musique, de sorte que les musiciens noirs ne peuvent enregistrer leur musique qu’à la South African Broadcasting Corporation (SABC). Pendant un temps, la liberté d’expression des musiciens noirs leur est retirée.
Conscient de la nécessité d'un espace d’enregistrement indépendant, un groupe d'artistes sous la tutelle d'Ian Bernhardt, participe à la création de l'Union des artistes sud-africains en 1952. Ils ont pour mission de protéger les artistes noirs de l'exploitation. Ce groupe, qui deviendra plus tard Artists Union, opère du Dorkay House, un immeuble délabré à l'extrémité sud d’Eloff Street dans le centre de Johannesburg.
La Dorkay House à la fin des années 50, était bercée par les airs de piano du jeune Abdullah Ibrahim, plus tard connu sous le nom de Dollar Brand, ou la voix de Miriam Makeba ou encore la trompette de Hugh Masekela. Ibrahim se rappelle, dans le documentaire Amandla!: A Revolution in Four-part Harmony, réalisé en 2002 : « La musique nous a sauvé. La musique était source de libération parce qu'elle nous libérait nous-mêmes ».
De cette plate-forme collaborative, King Kong, une comédie musicale, sera présentée à la grande salle de l'Université de Witwatersrand en 1959. Elle réunira pour la première fois un public multiracial. King Kong, l'histoire de la montée et de la chute d'un boxeur du township, fera parler à l’étranger. Le spectacle marquera le début de la carrière de Miriam Makeba parmi d’autres,alors que plusieurs membres, notamment Makeba, Hugh Masekela, Jonas Gwangwa, Caiphus Semenya et Letta Mbulu, seront poussés à l’exil. Ces derniers deviendront les ambassadeurs de la lutte contre l'apartheid.
Alors que King Kong enflamme les planches musicales du monde entier, un secrétaire pour le syndicat des ouvriers portuaires de Port Elizabeth fait parler de lui. Vuyisile Mini est un militant politique connu pour sa chanson engagée, composée en prison en attente de son procès pour trahison.
« Izakunyathel'iAfrica Verwoerd » (l’Afrique va vous piétiner, Verwoerd) vise directement le ministre des affaires autochtones, Hendrick Verwoerd, qui deviendra Premier ministre en 1958 et largement reconnu comme l'architecte de l'apartheid. La chanson sert d'avertissement:
L’Afrique va vous piétiner, Verwoerd
Verwoerd ! Tirez…
Vous allez être blessé !
Verwoerd, prenez garde !
Pendu en 1964 pour avoir refusé de témoigner contre d'autres camarades, Mini est enterré dans la fosse commune. Son héritage, cependant, perdure : ses chansons ont ouvert la voie d’une nouvelle ère de la musique plus directe, agressive, engagée et capable de rassembler.
1970 : Emeutes et appel direct à l'action
Les années 60 sont une période calme pour la résistance en Afrique du Sud. L'African National Congress (ANC) est interdit et son leader envoyé à Robben Island. Pendant un certain temps, les protestations manquent de direction. Réalisant le danger de ce vide créé par le gouvernement, les musiciens s’engagent de plus en plus.
Pendant ce temps, sur l'île, les anciens prisonniers politiques interdits de contact auprès des autres prisonniers ; déjouent le système en formant une chorale. Les répétitions sont les seuls moments où les anciens prisonniers peuvent se réunir avec ceux qui purgent des peines plus courtes, certains pas plus de 6 mois. C’est à travers la musique que les nouveaux détenus donnent des nouvelles du continent et reçoivent des instructions des anciens.
Le grand tournant survient le 16 Juin, 1976. En réponse au dernier décret raciste du gouvernement imposant l’afrikaans, la langue de l’oppresseur, comme langue d’enseignement ; les jeunes descendent dans les rues. Les émeutes de Soweto reflètent l'atmosphère politique très tendue de l’époque et marque le début d’une phase militante plus radicale.
Encore une fois, la musique suivra. L'ANC en exil, établit sa propre aile culturelle, l’Amandla Cultural Ensemble, dont les chansons engagées feront le tour du monde. « Sobashiya Abazali » parle des jeunes qui quittent le pays pour une formation militaire sous la tutelle de l’armée nouvellement formée de l'ANC, Umkhonto We Sizwe (MK). Ils chantent : « Nous laissons nos parents et partons pour des pays étrangers à la recherche de notre liberté ».
Pour la première fois, la jeunesse se lève et expose sa colère. Il est temps de s’exprimer librement à travers le chant, ou ce qui pourrait plus justement être décrit comme un cri, connu sous le nom de toyi-toyi, accompagné d’une danse, remplaçant les marches pacifiques qui ont marqué la résistance jusqu’ici.
Introduit par ceux revenant de leur formation au Zimbabwe, toyi-toyi est une arme de guerre, visant à instiller la peur et à intimider. Son cri imite le bruit du tir des fusils et des aboiements de chiens - les sons qui marquent cette période de la lutte.
1980 : « Libérez Nelson Mandela » et le Mouvement Voëlvry
Le gouvernement de l'apartheid commence à sentir la pression interne et externe vers les années 80, après des décennies de règne oppressif. Un nouveau vent souffle. Outre-mer, au cœur de ce tollé général qui s’élève pour mettre fin au régime de l'apartheid, un seul appel : « Free Nelson Mandela ! » (Libérez Nelson Mandela). Un groupe de Coventry en Angleterre, The Special AKA (également connu sous le nom de Specials), conduit au rassemblement avec une chanson qui allie la pop enjouée au message politique sérieux. Leur tube de 1984 « Free Nelson Mandela » insuffle un nouvel élan et bientôt toute une génération de jeunes du monde entier se rassemble derrière le mouvement pour mettre fin à l'apartheid.
La pression est à son maximum le 11 Juin 1988, alors que plus de 600 millions de personnes de 67 pays regardent le concert en hommage à Nelson Mandela pour son 70ème anniversaire au stade de Wembley à Londres. Cette prise de conscience mondiale est immortalisée par l’interprétation de « Free Nelson Mandela » par The Special AKA. D'autres musiciens internationaux mettront la culture et la politique sud-africaine sous les feux de l’actualité internationale notamment Peter Gabriel, Eddy Grant, Paul Simon et bien d'autres.
Cette prise de conscience des injustices du régime de l’apartheid ne se passe pas qu’à l'échelle internationale. En Afrique du Sud, des artistes populaires de toutes races déjouent avec succès les mécanismes de censure complexes de l'État pour mobiliser les gens à se joindre à la lutte contre l'apartheid. Stimela compose des morceaux comme « Whispers In the Deep » (1986) et « Trouble In The Land Of Plenty » (1989), et Johnny Clegg, devient une star internationale à la fin des années 80. À la fin de la décennie, même les groupes populaires « Bubble Gum » se lancent dans la chanson engagée avec des titres comme : « Black President » de Brenda Fassie et « Shoot Them Before They Grow » en 1990.
Dans le même temps, un groupe de musiciens afrikaans critique le système et donne une nouvelle voix à la jeunesse afrikaner. Le groupe forme le mouvement Voëlvry. Menant la noble mission d'émanciper les jeunes Afrikaners des structures de leur culture patriarcale et autoritaire, des musiciens tels que Koos Kombuis (André Le Toit), Johannes Kerkorrel (Ralph Rabie) et Bernoldus Niemand (James Phillips) entreprennent une tournée à travers le pays. Même le blanc, de langue afrikaans, rejoint la lutte. Plus tard, Le Toit expliquera son opposition contre l'autorité: « Parce que nous devions. Nous savions qu'il y avait kak in die land (trouble dans le pays) et nous avons pensé que notre musique pourrait bien faire une différence ».
Le mouvement Voëlvry démontre à quel point la musique engagée et la lutte ont évolué. On est loin des airs des chorales d'église de l'Institut Ohlange. La musique engagée en Afrique du Sud est le symbole d’une époque et évolue au fil des ans. D’ici ou d’ailleurs, elle forge les pensées et les attitudes. À la fin des années 80, la résistance atteint tout le pays se propageant à d'autres parties de l'Afrique et au reste du monde. La fin de du régime de l’apartheid est proche - et la musique y a grandement contribué.
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