Aperçu des formes modales de la musique maure
Les sonorités de la musique traditionnelle maure sont des aboutissements locaux de formulations musicales héritées de traditions arabo musulmanes, berbères et noires africaines. Elles comportent des particularités d’ordre musicologique, associées à la psychologie, aux croyances et faits sociaux.
La musique authentique maure est conservée par des écoles soumises à des formes orales de transmission et d’héritage intrinsèques. Après un désintéressement générationnel, ses sonorités connaissent aujourd’hui un regain d’attention, à travers des continuateurs locaux et leurs découvertes hors des frontières mauritaniennes.
La monodie modale : fondement de la musique traditionnelle maure
Les identifiants du patrimoine musical maure reposent sur une conception de la musique comportant une seule voix mélodique (monodie), associée aux responsoriaux doublés à l’octave (homophonie) ou, redoublés avec des ornements et mélismes (hétérophonie). Ces techniques de développement du discours musical se référent rythmiquement au tbal (percussion) comme support métrique à la mélodie.
Elles sont confiées aux instruments à cordes (tidinit et ârdîn) et, surtout à la voix, avec ses capacités de dissection extrême des échelles sonores, allant jusqu’aux micro-intervalles ; plus petits que le demi-ton et comparables aux sonorités orientales (microtonalité). L’adresse technique de la voix et sa compétence sémantique expliquent aussi la place centrale de la poésie chez les maures et son lien étroit à la musique.
Cette civilisation musicale s’est édifiée avec des influences berbères et noires africaines, du fait de son cadre géographique de gestation. Il faut aussi accorder un passé arabe plus lointain à cette identité sonore qui, à l’image des musiques de tradition islamique, est « assurément une des branches des musiques ayant pris racine dans les foyers culturels du Proche-Orient et du Moyen-Orient » (Duvelle et Shiloah 2019 puis Bangoura 2019). Cette influence en terre africaine est à relier à l’héritage de la culture arabo islamique, dont le fonctionnement de la musique est essentiellement modal : maqâmât pour les arabes et bhâr pour la musique maure.
Le bhâr diffère du système tonal classique, il est basé sur des échelles sonores majoritairement pentatoniques (5 sons), à partir desquelles sont conçues des formules mélodiques. Il leur est accordé un aspect émotionnel, suivant une conception psychologique mauresque très profonde et exprimée par une variété de sentiments. À ce titre, la musique maure s’inscrit dans une large gamme planétaire de traditions musicales à sentiment modal, et dénommé selon la culture : èthos (Gréce antique) ; duende (musique andalouse et flamenco) ; râga (Inde) ; tarab (monde arabe) ; prières hébraïques, feeling blues, soul music… (Siron 2012 p. 243).
Sonorités, symbolismes et sentiments
Le conservatoire de la musique maure est détenu par trois écoles : Trarza, Taganth et Deux Hodhs. Elles défendent chacune leurs héritages stylistiques, mais s’accordent sur les influences cosmiques et sociales des sons quant à leur agencement individuel et leurs rapports, les uns aux autres. Cette croyance explique l’état émotionnel et le contenu affectif illustrés par les interprètes de la musique maure, dont les formes modales s’associent à des styles poétiques et possèdent un pouvoir de suggestion spirituel, éducatif et thérapeutique.
Une première étude ethnomusicologique (Guignard 1975) entreprise sur la musique maure, avait recensé cinq modes musicaux en les reliant chacun à des pensées, à des sentiments, et à une convention cosmogonique. Cette recherché pionnière a été complétée par une étude plus approfondie du système tonal (Herding) de l’école de Trarza (Maalouma Bint Meidah et Lemrabott Ibn Meidah) et de ses applications, notamment dans l’accordage des instruments.
Guignard puis Herding, suivant les musiciens traditionnels de la fratrie Meidah, conviennent de l’existence de cinq modes générant chacun trois sortes de sous modes.
Le cadre perceptif maure les associe à des voies ou colorations sonores, exécutées successivement : lakhal (Guignard) ou Jamb’ el kahle (Herding) pour la voie noire : expression de la tension, de la violence et de la force (Guignard) ; gnaydiya (Guignard) ou Jamb’ el Gneydiye (Herding) renvoyant à la voie tachetée ou celle du milieu ; labyad (Guignard) ou Jamb’ el beyda (Herding) indiquant la voie blanche et exprimant la douceur, la délicatesse, et la nuance (Guignard).
Si les deux chercheurs, à l’exception des transcriptions de dénominations, s’accordent sur le nombre des modes et voies, leurs recensements des sous modes présentent un inventaire final non identique (Guignard 33 modes et sous modes) et (Herding 41 modes et sous modes).
Le lien entre le système musical et le sentiment maures est résumé comme suit :
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Mode Karr, pentatonique (échelle de 5 sons), style poétique mreimida (sentiment de joie ou de peine), usage (mariage).
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Mode Fagu ou Vaughou, pentatonique, style poétique El Bete Likbir et Errasm (sentiment de joie), usage (mariage, danse), style poétique Teydine (sentiment de violence), usage (guerre).
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Mode Lekhal ou Lakhal, hexatonique (échelle de 7 sons), style poétique Esghaiyr (sentiment d’amour et d’amitié).
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Mode Labyad ou Lebiadh, pentatonique, style poétique Libeyir, (sentiment de nostalgie et d’amour).
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Mode Lebtyat ou Beygui, pentatonique, style poétique P’teit (sentiment de mélancolie, de tristesse, de nostalgie).
Portée et influences de la musique maure
Les formes modales de la musique maure présentent au-delà des aspects sociologiques, un discours sonore dont les matériaux mélodico – rythmiques lui sont exclusifs. Mais la musique modale n’est certes pas propre à la Mauritanie ; toutes les cultures musicales disposent de répertoires de cette nature sonore. Cependant, le caractère unique de la modalité maure résulte de la rencontre des traditions suscitées qui, au fil de l’histoire séculaire de cette production musicale, ont su unir la mélodie arabesque, à des lignes rythmiques sur les instruments à cordes, dialoguant avec les voix et voies (colorations sonoresmicrotonales)pour une résonance bimodale, assimilable aux inflexions des blue notes.
Il peut donc ne pas paraitre relatif de qualifier les cantatrices de la musique maure (Aïcha Mint Chighaly, Dimi Mint Abba, Maalouma…) de « Divas du blues du désert », sur la base de la science musicale comparatiste, illustrée entre autres exemples, par « le mode Khal N'Tamas avec sa tierce et sa septième légèrement plus hautes, ce qui renvoie directement au chant du blues » (Herting p. 19) ou, par les nombreuses expéditions de musiciens de jazz, au nord Mali, frontalier de la Mauritanie et source de sonorités de guitaristes autochtones tels que Ali Farka Touré, ayant transféré des particularités de jeu des cordophones traditionnels dont le tidinitmaure.
Patrimoine musical ancien et cosmopolite, la musique traditionnelle maure reflète à travers ses formes modales, pensées et états d’âmes locaux, tout en regorgeant un vivier sonore inestimable pour les musiciens créateurs contemporains.
Bibliographie
Bangoura, B. (2019), La musique traditionnelle de la Mauritanie (https://www.musicinafrica.net/)
Caul-Futy, E.F. (2012), « Michel GUIGNARD : Musique, Honneur et Plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la société maure », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 21 | 2008, mis en ligne le 17janvier 2012, consulté le 04 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1342
Duvelle C. Shiloah A. (2019, consulté le 10 août) « Musicales (Traditions) - Musiques de l'Islam », EncyclopædiaUniversalis [en ligne]. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/musicales-traditions-musiques-de-l-islam/
Guignard, M (1975), Musique, Honneur et Plaisir au Sahara, Paris, Geuthner.
Herting, M. non daté (d’après) Maalouma Bint Meidah et Lemrabott Ibn Meidah « Systéme théorique de la musique maure : mode, instruments et microtonalité »
Jargy, S. (1988), « Fondements et caractéristiques de la musique arabe : le système tonal, modal et rythmique » in La musique arabe, Presses universitaires françaises pp. 55 – 67.
Siron, J. (2012), « Evolution et comparaison des systèmes mélodiques » in La partition intérieure : Jazz, musiques improvisées, Editions Outre Mesure (Collection « Théories », 8e édition revue et corrigée) pp. 241-247.
Discographie
Musique maure. Mauritanie. Ely Ould Meiddah. Moctar Ould Meiddah. Prophet 29
Aïcha Mint Chighaly. Griotte de Mauritanie. Inédit W 260078
Dimi Mint Abba. Musique et chants de Mauritanie. Ethnic/Auvidis B 8768
Malouma. Dunya. Marabi 46806-2.
Mauritanie. Guitare des sables. Buda records 3017296.
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Édité par Lamine BA
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