Fatou Kandé Senghor : « Le hip-hop préserve encore tous les codes de misogynie et de patriarcat »
Fatiguée et fébrile après de longs mois de dur labeur, l'artiste sénégalaise Fatou Kandé Senghor reste malgré tout, debout pour la promotion de son tout nouveau feuilleton, présenté en avant-première au Grand Théâtre de Dakar (Sénégal) en juin dernier. Quand nous la rencontrons à Waru Studio, son laboratoire, c'est avec un large sourire qu'elle nous dit le mot d'accueil : « Walabok ».
Bonjour Fatou ; vous êtes présentée partout comme une plasticienne et une cinéaste, mais vous semblez avoir un lien bien spécial avec la musique. Comment l'expliquez-vous ?
Bonjour Jean - la musique est, je crois, la troisième ou la quatrième forme artistique qui soit. Après la peinture et la céramique, ces arts de la main, on passe au son, et quand on arrive au 7e art, il faut être passée par les 6 cases précédentes.
Nous sommes une génération de musique, celle que la contestation a fait naître, le hip hop. Donc quand on a mon âge, on écoute du rap. On suit les autres styles certes, mais beaucoup plus le hip hop car nous avons participé à le construire.
Les jeunes d’aujourd’hui se trompent quand ils croient qu’ils sont plus hip hop que nous ; nous étions dans la fabrique et eux dans la continuité (rires).
Il faut dire que la plupart des grands artistes de toutes les disciplines, ont souvent une certaine sensibilité musicale. C’est la musique qui nous conduit au 7e art.
« Nous étions dans la fabrique », avez-vous affirmé à propos du hip hop sénégalais. Comment avez-vous contribué à son développement ?
À sa genèse ici, ce style avait besoin d’histoires à raconter, il cherchait un public, une communauté, des vidéastes, des photographes, il cherchait tout ce qui pouvait l’accompagner ; du coup, on avait tous quelque chose à lui offrir.
On avait 13 ou 14 ans quand on commençait à l’écouter, à le danser, à se rendre à des concerts, à faires des photos, du stylisme pour nos copains, et plus tard quand on commencera à voyager, on aidera nos amis artistes à déplacer leurs affaires (t-shirts, casquettes, équipements de musiques) et on dansera même pour leurs représentations.
On n’allait pas seulement chez le disquaire acheter des cassettes de hip hop, on vivait pleinement cette culture nous aussi. C'est ainsi que j'ai, avec beaucoup d'autres de ma génération, contribué au développement du hip hop ici.
Un vocable très utilisé dans le jargon du hip hop galsen (sénégalais) vous parle particulièrement, c’est « Walabok ». Il vous a inspiré un livre et finalement un feuilleton…
Oui et la saga continue ; on espère en faire une expo photo, une installation hip hop…
D’un endroit à l’autre, il y a une expression urbaine employée par les jeunes pour prendre la température. « Walabok », c’est comme dire « how » ou encore « on dit quoi » quand tu rencontres tes copains.
« Walabok » interroge celui que l’on a en face sur son état, mais c’est également une façon pour celui qui l’emploie de signifier que tout va bien de son côté. C’est clair que quand on utilise ce mot pour en faire un bouquin ou une série, il faudrait lui donner encore plus de contenu.
Dans mon livre, je l’ai utilisé pour interroger l’histoire du hip hop sénégalais. L’idée n’était pas de produire un document ennuyeux comme pourrait l’être un mémoire universitaire car pour moi, le temple du savoir n’est pas un milieu ringard où l’on empêche les uns de prendre part au débat.
J’ai voulu ouvrir une large réflexion autour du phénomène hip hop dans mon pays, à travers un document ouvert, avec un registre de langue accessible à tous, pour que le plus grand nombre se sente concerné. J’ai beaucoup misé sur l’oralité, sur tout ce qui se raconte de bouche à oreille.
J’ai rencontré des praticiens locaux du hip hop, des gens qui sont impliqués dans son développement, et j’ai surtout travaillé avec des personnes encore vivantes. J’ai ainsi voulu créer une base de données live, avec des témoignages de personnes qui sont là et non avec les pensées de Descartes ou qui sais-je encore… (rires).
Cette matière qui devait servir pour un documentaire à la base, deviendra finalement le livre que vous connaissez, grâce à un grand ami de la maison d'édition Amalion. J’ai été particulièrement heureuse de constater que la production a tourné, qu’elle a été vendue, nous avons fait quelques grandes foires de livre et c’était pour moi un immense plaisir.
Heureusement, personne ne m’a reproché mon analyse subjective dans le document, sans doute parce que j’ai surtout laissé parler les gens. Tu as tantôt un Xuman qui intervient, qui fait lui-même le récit de son parcours, de ses rencontres, qui parle d'un autre créateur qui intervient lui aussi dans la suite du livre. C’est exactement ce que je recherchais.
L’autre création que le mot « Walabok » vous a inspiré, c’est le feuilleton que vous venez de sortir...
Oui c’est une série de 30 épisodes et j’y ai placé le hip hop en filigrane pour faire un focus sur tout ce que peut vivre une famille sénégalaise lambda en banlieue.
Dans le ghetto, il y a tous les problèmes du monde : la non-scolarisation des jeunes, l’urbanisation sauvage, le manque d’infrastructures, le manque de tout…
Tout le monde doit sortir chercher à manger et dès l’enfance, on est déjà dans la rue. Dans les maisons, c’est une promiscuité extraordinaire qui règne.
Je voulais parler de tout ça par le prisme de la jeunesse et du hip hop. J’ai pris l’angle d’attaque d’une fille car c’est une condition que je connais bien. Je voulais montrer que le hip hop joue certes un rôle démocratique quand il est utilisé pour les revendications, mais paradoxalement, il préserve encore tous ces codes indétrônables de misogynie et de patriarcat.
Cela explique bien pourquoi au Sénégal, il y a très peu de rappeuses, en dehors d’une Moona par exemple, que d’aucuns ne considèrent même pas comme une sénégalaise bon teint, car elle a des origines étrangères. D’ailleurs, elle se désigne elle-même sénégalo-gniak (gniak est une façon de d'appeler l'étranger) - juste ce qu’il faut pour être considérée comme une exception…
Mais ses autres compères, arrivées un à cap de leur carrière, et quand elles ne sont pas épouses de producteur comme OMG, se voient obligées de tout arrêter. Elles sont mal vues quand elles rentrent tard des concerts et leur métier est sous-estimé, peu considéré…
Je me devais de parler de tout ça, de ces gens qui n’ont pas la vie facile et qui ne se couchent pas ; même Pikine (Sénégal), la banlieue que j’ai choisie pour mon tournage, est un personnage que tout le monde veut quitter. Tout le monde te dira être fier d’y habiter, mais ceux qui réussissent à s’en sortir financièrement, déménagent tout de suite quand la fortune leur sourit.
La série « Walabok » est un produit qui me plaît particulièrement, parce qu’il y a plein de gens qui y ont participé et qui l’ont forgé avec moi. Cette aventure humaine a été ma plus grosse motivation. Je voulais donner au hip hop sénégalais une part de mon savoir-faire, de mon cœur et une part de ce qu’il m’a apporté tout simplement.
Je suis allée dans des festivals, des défilés et dans plein d’autres événements, pour trouver des artistes et toutes ces personnes qui ont bien voulu prendre part au voyage.
« Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas plus hip hop que nous », avez-vous dit au début de l’entretien. Quel est votre regard sur la nouvelle génération ?
Je suis simplement une consommatrice et je ne veux rien changer à ce qui est. Je n’attends pas que tous les jeunes rappeurs soient engagés ou qu’ils soient sages ; je n’attends pas d’eux qu’ils marquent forcément leur génération d’un point de vue humain ou intellectuel comme ce fut le cas à un certain moment.
Il faut tout de même que tous les praticiens du hip hop comprennent les enjeux du genre artistique dans lequel ils évoluent. Il est né dans un contexte d’injustice sociale et raciale en Amérique du Nord et donc il faut préserver l’ADN du hip hop, c’est tout ce que je demande.
On est maintenant dans la génération Pepsi, tout le monde évoque cette marque où tient une canette de la boisson dans son clip - on ne va pas non plus le reprocher aux jeunes artistes. Aux États-Unis aussi les clips hip hop ont servi à la promotion de marques de champagne ou d’autres produits. Il faut bien de l’argent pour alimenter tout le système.
Et pour dire vrai, on n’a pas toujours envie d’écouter un gars qui vocifère à longueur de journée sur ce qui ne va pas dans la société. Il y a bien des moments où c’est agréable de suivre une musique entraînante d’un jeune qui raconte l’histoire d’une fille qui se fait draguer et qui refuse de céder.
Personnellement mon oreille est ouverte à tout ! Les jeunes doivent simplement être eux-mêmes. J’aime quand y a de l’ambiance, quand ça va et ça vient, et j’aime surtout quand le rap, quelle que soit sa teneur, fait danser les femmes…
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