Femmes et Musique au Maroc
Être une femme qui chante ou joue d’un instrument sur scène était longtemps impensable au Maroc mais à partir du XXème siècle les femmes gagnent peu à peu leur place pour se produire en public aussi bien sur les scènes marocaines qu’internationales. Comment s’est déroulé ce parcours d’obstacles ?
Par Rita Stirn-Wagner
La cheikha, une figure de pionnière
Jadis, être chanteuse ou musicienne professionnelle au Maroc, signifie être une chikha, un terme à caractère péjoratif a priori qui fait référence à une femme qui se montre sur scène la nuit, très maquillée, vêtue d’une robe aux couleurs vives qui épouse les formes de son corps et rend sa présence scénique très sensuelle devant un public généralement masculin.
Une chikha a forcément transgressé les frontières familiales et sociales, c’est une femme marginalisée et non conformiste par le choix qu’elle a fait dans sa vie d’être une femme publique. Souvent ce choix est en fait une nécessité pour échapper soit à un mariage forcé à un jeune âge, soit à une maltraitance dans le milieu familial, soit à la pauvreté mais il est aussi l’expression d’une forte détermination à vivre par et pour la musique.
Par conséquent, une chikha a un caractère bien trempé et exprime dans les chansons qu’elle compose le désarroi, voire le désespoir, mais aussi la révolte de bien des femmes. Par son non-conformisme, elle a une liberté de ton et de langage qui exerce une réelle fascination sur son public. Elle donne l’image d’une femme indépendante à la fois adulée et détestée, mais qui a choisi son métier et assume un statut de femme libre, si ce n’est libertine aux yeux de la société marocaine du début du XXème siècle puisqu’elle n’est pas sous la tutelle de sa famille ou d’un mari.
Elle est clairement le genre de femme qu’aucun homme ne prendrait pour épouse mais elle sait qu’elle est une femme aimée et regardée comme une star. Ainsi la chikha reste une figure pionnière dans l’accès à la scène et au monde du spectacle pour les femmes marocaines qui choisissent actuellement d’être musiciennes ou chanteuses professionnelles.
Parmi les chikhates les plus célèbres, on peut citer Fatna Bent el Hussein née en 1932, qui se produisait pendant des fêtes (moussems) et de grands rassemblements comme les tbourrida ou fantasias et le public est autant charmé par sa voix pour le chant de la aïta (le cri des femmes) quand elle interprète « Radouni » (il m’a reniée) que par sa superbe chevelure qui ondule librement dans le vent.
Un autre nom incontournable est celui de Haja Hamdaouiya qui a débuté au cabaret Le Coq d’or de Casablanca, fondé par le chanteur Salim Lahlali. Elle est aujourdhui la doyenne des chikhates et une figure emblématique du chaabi marocain (musique populaire).
Elle bénéficie indéniablement d’un statut de star au Maroc et il n’y a pas si longtemps, elle se produisait encore sur un plateau de télévision en s’accompagnant d’un bendir (tambourin) dont elle joue avec brio.
Au Moyen Atlas, la voix chamanique de Hadda Ouakki est reconnaissable entre toutes car elle peut changer d’octave à sa guise. Ses compositions sont en amazigh (tamazight pour la région) et en arabe ; elle fut la première artiste marocaine à enregistrer un album sous son propre nom. « Moi ce que j’ai toujours voulu, c’est chanter. Je ne voulais ni mari ni enfants » dit-elle.
Zohra Al Fassia, une chanteuse d’origine juive née en 19.. originaire de Seffrou n’était pas une chikha, sa famille lui avait donné une éducation musicale mais elle n’était pas mieux considérée étant donné qu’elle se produisait en public. Elle reste présente dans la mémoire musicale par son répertoire poétique qui continue à être interprété par la nouvelle génération d’artistes au Maroc.
La transmission musicale par les femmes
Une originalité typiquement marocaine est l’existence des orchestres de femmes de Tetouan et Chefchaouen qui transmettent un patrimoine musical au féminin depuis plusieurs générations avec d’excellentes solistes et instrumentistes (Wafae Asri, Rahoum Bakkali). Les Haddarates d’Essaouira se sont fait connaître il y a quelques années et elles représentent un héritage musical transmis de mère en fille. Par leurs interprétations incantatoires (la hadra) et leurs accompagnements en percussion, elles peuvent mener à la transe et apporter une forme de thérapie.
Au Maroc, la transmission musicale se fait d’abord au sein de la famille où les femmes interprètent des répertoires traditionnels en s’accompagnant d’instruments tels que le bendir (tambourin) ou la tariqa (petit instrument de percussion avec une peau tendue sur un support en céramique qui ressemble à la darbouka) que les femmes tiennent souvent sous le bras.
Actuellement, une jeune génération de musiciennes joue aussi du oud (luth arabe) ou du qanun pour interpréter le répertoire traditionnel mais il n’est pas rare de voir dans les Conservatoires des filles qui jouent de la clarinette, du saxophone, de la harpe ou de la guitare et bien sûr du piano. La jeune pianiste Dinah Bensaïd a beaucoup oeuvré pour démocratiser l’approche de la musique classique et a même organisé un flash mob à Casablanca pour rendre un concert de piano accessible à tous en plein air.
Une musique populaire fédératrice
La musique populaire marocaine est représentée par le chaabi dont une des principales interprètes est Najat Attabou surnommée la lionne de Khemisset. Elle s’est battue pour devenir chanteuse, a été exclue de sa famille mais à force de courage et de ténacité, elle est unanimement appréciée au Maroc et a même chanté pour le mariage du Prince Moulay Rachid, frère du Roi Mohammed VI en interprétant un de ses tubes intitulé en français « J’en ai marre ».
Lorsqu’elle donne un concert sur la plage de Salé par exemple dans le cadre d’un festival comme Mawazine, un des plus importants festivals sur le continent africain, elle déplace une foule immense de toutes catégories d’âge et sans distinction de genre. Ce style du chaabi est revendiqué également par l’instrumentiste et chanteuse Daoudia qui a l’originalité de jouer du violon traditionnellement réservé aux hommes.
Amour de la musique et engagement
Il existe une grande diversité de personnalités parmi les femmes musiciennes du Maroc. Elles interprètent les différents styles de musique du patrimoine musical du pays, qu’il s’agisse des interprètes du répertoire andalou (chansons et musiques judéo- et arabo- andalouses), de la poésie soufie, du malhoun (poésie populaire), du chaabi (musique populaire), de la aïta (une forme de blues amazigh) de la musique hassanie du Sahara,de la musique gnaoua, de la chanson moderne jusqu’au rap et au hip hop.
Cette diversité est due à l’identité de chaque interprète et à la nature de l’engagement des artistes : en ce qui concerne l’engagement politique, Fatima Tabaamrant, chanteuse, poétesse, compositrice d’Agadir défend la cause et l’identité Amazigh au Maroc, notamment en invoquant la constitutionnalité de la langue amazigh au Parlement où elle siégeait comme députée.
Pour ce qui est de l’engagement social, on peut citer Samira Kadiri, soprano et directrice du Centre Culturel de Tetouan, Karima Skali, chanteuse de la poésie soufie, qui donne régulièrement des concerts de bienfaisance, la chanteuse de Rap, Soultana qui essaie de donner une voix aux femmes, comme l’exprime son titre « Sawt Nsa », et qui défend les valeurs du respect et de la solidarité, Bahaa Ronda qui dirige bénévolement une chorale de gharnati à Rabat pour n’en citer que quelques-unes. Il faut ajouter également les chants collectifs des femmes de la tribu Aït Atta (timnadin) qui expriment leur rébellion par rapport à l’émigration des hommes vers l’Europe en raison de la pauvreté de la région.
Pour ce qui est de l’engagement artistique, l’exemple de Touria Hadraoui est édifiant car après avoir édité un magazine féministe considéré comme subversif à l’époque du roi Hassan II, elle devient l’interprète du malhoun et de la poésie soufie et effectue des tournées à l’étranger tout comme Baha Ronda, chanteuse du style gharnati de l’héritage andalou, qui a fait connaître ce répertoire en Thailande par exemple.
La chanteuse OUM qui a désormais une stature internationale, exprime son engagement artistique en chantant essentiellement en arabe marocain (darija) mais elle y ajoute aussi le hassani du Sahara dont était originaire son père, pour des compositions musicales aux textes poétiques sur des rythmes marocains mais empruntés aussi au jazz et à la bossa nova grâce à la présence dans son groupe de musiciens internationaux pour l’accompagner (Brésil, France, Algérie, Hollande etc). Yousra Mansour, chanteuse et instrumentiste du groupe Bab L’Bluz réhabilite le guembri dans une musique résolument rock, gnaoua et psychédélique sur leur premier album.
Une jeune génération de chanteuses et musiciennes à double diplômes
À présent les musiciennes marocaines ont gagné leur place dans la profession sur le territoire national et sont devenues, pour les plus célèbres d’entre elles, les ambassadrices de la culture musicale marocaine sur les scènes internationales. Cette évolution dans leur parcours professionnel résulte d’une constante qui est le fait qu’elles aient mené de front des études universitaires et des études musicales.
Elles ont gagné ainsi une respectabilité et une reconnaissance au sein de leur famille et dans la société en ayant une double diplomation universitaire et musicale. Une chanteuse comme OUM est diplômée en architecture, la chanteuse du style andalou de Tétouan, Zainab Affailal est doctorante en chimie, la chanteuse Jihane Bougrine exerce le métier de journaliste aux Inspirations Eco. Récemment la soprano Samira Kadiri a passé une maîtrise en production cinématographique.
Vanessa Paloma, chanteuse, compositrice et harpiste milite pour la protection du patrimoine musical sépharade et vient de soutenir sa thèse de doctorat à la Sorbonne. Certaines chanteuses comme Samia Ahmed établie à Agadir, qui fait des tournées internationales sur le continent africain et il y a quelques années en Amérique du Sud, préfère vivre de la musique plutôt que de gagner sa vie avec son diplôme en marketing. Ses compositions sont des passerelles d’un style musical à un autre mais aussi un message de paix et de rapprochement des cultures.
La nouvelle scène musicale marocaine au féminin
Cette nouvelle scène féminine se caractérise par son ouverture à tous styles de musique et d’instruments. Ainsi le guembri, instrument par excellence réservé aux musiciens gnaouas est désormais pratiqué par de jeunes compositrices et instrumentistes comme Yousra Mansour de Bab L’Bluz ou Asmae Hamzaoui qui a eu l’occasion de se produire en Europe dans le cadre de la tournée de Majid Bekkas, interprète du gnaoua Jazz. Elle a pu faire la promotion de son album avec son groupe Bnat Timbuktu au WOMEX (World Music Expo) de 2019 en Finlande.
La chanteuse de Rap Soultana s’est produite en duo au festival L’Boulevard de Casablanca avec une chanteuse de Rap originaire du Ghana. L’influence des musiciens subsahariens établis au Maroc est perceptible dans le nombre de projets de fusion avec des groupes marocains mais aussi des créations de spectacles de danse et de percussion comme celle du groupe Liziba dont les membres sont des Congolais et Congolaises vivant à Rabat.
Un événement de rencontres internationales comme Visa for Music organisé par Brahim El Mazned permet chaque année à une jeune génération d’artistes de se faire connaître au Maroc comme la trompettiste canadienne Martine Labbé venue jouer à Visa for Music mais désormais installée à Rabat. Avec Jawad Elajnad, elle a créé un projet musical original et innovant appelé 3ZEM, qui favorise la rencontre de jeunes musiciens et musiciennes et stimule leur créativité et leur professionnalisme.
Langues et identité
Compte tenu de la diversité linguistique au Maroc (amazigh, arabe, français, espagnol, anglais) la question se pose de savoir pourquoi une chanteuse choisit de s’exprimer dans une langue, voire plusieurs langues, comme le fait OUM par exemple, en darija et hassani, ou Sapho en espagnol, arabe, hébreu et anglais, ou Hindi Zahra en amazigh et en anglais, Samira Kadiri et Amina Alaoui chantent en arabe et en Ladino, Fatima Tabaamrant ne chante qu’en amazigh, la jeune chanteuse Salma Charif Khlaifi ne chante qu’en anglais pour l’instant. Ce plurilinguisme marque indéniablement la diversité de l’identité marocaine mais aussi une ouverture d’esprit vers d’autres cultures dans un objectif d’universalité de l’expression artistique.
Liens à consulter
1. Musique.arabe.over-blog.com pour Origine du malhoun
2. www.mawazine.ma > najat aatabou
3. www.lafrique dans les oreilles.com > bab-l-bluz
4. qgprod.com>artist>soultana rappeuse marocaine
5. www.youtube.com>watch pour Fatna bent LHoucine Kharboucha / Zohra el fassia/Haja El Hamdaouia/ Hadda Ouakki / Wafae Asri/ Daoudia.
Avertissement/Clause de non-responsabilité
Les aperçus de Music In Africa fournissent des informations générales sur les scènes de musique dans les pays africains. Music In Africa comprend que l'information contenue dans certains de ces textes pourrait devenir dépassée avec le temps. Si vous souhaitez fournir des informations plus récentes ou des corrections à l'un de nos textes, veuillez nous contacter sur info@musicinafrica.net(link sends e-mail)(link sends e-mail)(link sends e-mail)(link sends e-mail).
Édité par Lamine BA
Commentaires
s'identifier or register to post comments