L'industrie du disque en Tanzanie
Par John Kitime
L'introduction de la première station de radio, Sauti ya Dar es-Salaam (Voix de Dar es Salaam) en 1951, marque le début de l’industrie du disque en Tanzanie. Au début, la radio ne diffuse que sur et autour de Dar es-Salaam, la capitale à cette époque, pour couvrir quasiment tout le territoire en 1955.
La station est rebaptisée Tanganyika Broadcasting Services (TBS) et, en 1956, commence à enregistrer différents styles de musique strictement à des fins de diffusion[i]. Après l'indépendance en 1961, la demande pour l’africanisation du contenu radiophonique s’accroit afin de remédier au défaut de la station qui fait office de relais pour la BBC. De la nécessité pour une programmation locale découle un besoin d’enregistrer autant que possible de la musique locale. Au cours des années suivantes, les musiciens en Tanzanie ne peuvent enregistrer dans le studio appartenant à la radio de l’État, la seule station du pays, qui en 1965 est rebaptisée à nouveau pour devenir Radio Tanzania Dar es Salaam (RTD).
Les œuvres musicales enregistrées sont diffusés à la radio. Cependant, un comité de censure est formé et toute la musique populaire locale doit être approuvée par ce conseil avant de pouvoir être enregistrée. Beaucoup de chansons ne sont par conséquent jamais enregistrées ou se déclinent en deux versions – la version pour la radio et la version spectacle. Les plus ambitieux comme Afro 70 Band, Morogoro Jazz Band et Cuban Marimba Band traversent la frontière vers le Kenya pour enregistrer leurs œuvres. Certains changent même de noms, par exemple le groupe ‘appartenant’ au CCM, le parti au pouvoir, connu sous le nom de Vijana Jazz band, enregistre au Kenya sous l’appellation de Kokakoka Sex Battalion. De ce fait, beaucoup de chansons de l'époque se déclinent en deux versions - la version destinée à la radio tanzanienne et la version enregistrée au Kenya. A titre d’exemple, tous les enregistrements de Safari Trippers effectués au Kenya diffèrent des versions radio. Les enregistrements destinés à la radio sont généralement de meilleure qualité.
Les premiers studios d’enregistrement
Au milieu des années 70, les relations politiques entre le Kenya et la Tanzanie tournent au vinaigre. L'ambitieuse Communauté d’Afrique de l’Est se désintègre et la frontière entre le Kenya et la Tanzanie est fermée pendant un temps. Les musiciens qui se déplaçaient librement entre ces frontières ne peuvent plus se rendre au Kenya légalement. La société cinématographique de la Tanzanie (TFC - Tanzania Film Company), établie en 1968, se lance dans l’enregistrement d’artistes et la distribution dans les années 70, ce qui en fait sans doute le premier label authentique en Tanzanie.
Le label propulse des artistes tels que Sunburst, Lucky Star, Taarab Group, et Tanzania All Stars. La TFC est une société appartenant au gouvernement qui distribue également un certain nombre de films, principalement des documentaires. Cependant, la TFC ne possède pas d’usine de pressage et donc certains de ses albums sont produits en Zambie. Au début des années 80, on parle de l’éventuel construction d’une usine de pressage dans le quartier de Mikocheni de Dar es Salaam, mais le projet n’est pas matérialisé et les bâtiments abritent désormais l’école de journalisme et des médias de la Tanzanie.[ii]
Habari Maalum, un studio d'enregistrement établi à Arusha en 1974 près de la frontière avec le Kenya, est l'un des premiers studios privés en Tanzanie. Ce studio ne s’adresse qu’à la musique gospel et met sur le marché des tubes de Arusha Town Choir notamment l’intemporel ‘Kila mtu atauchukua mzigo wake mwenyewe’. Le studio est toujours en existence et réalise aujourd’hui des émissions pour la radio aussi bien que pour la télévision[iii].
La production massive de cassettes créé une nouvelle opportunité pour les musiciens en Tanzanie: la capacité à distribuer leur musique. Non seulement RTD Studios ne peut plus faire face à la demande mais la question de la censure, souligne la nécessité de solutions alternatives. La situation politique change progressivement et le pays s’éloigne du socialisme vers une économie de marché libre, la censure pose moins de problème pour les musiciens, et de nombreux studios voient le jour.
Les studios d'enregistrement modernes
L'un des premiers studios privés en Tanzanie est un studio simple, créée en 1992, qui appartient aux Frères Muhuto, issus d'une famille de musiciens. Le studio se lance dans l’enregistrement de groupes tels qu’African Warriors et Vijana Jazz Band (l’album Kapu la Mjanja) sur un enregistreur mobile à quatre pistes d’une chambre plus ou moins transformée en studio, avec des couvertures suspendues ici et là pour améliorer l'acoustique. Aujourd'hui, le studio semble fonctionner de manière irrégulière.
La création de trois studios huit pistes par la Société Salésienne Catholique Romaine de Don Bosco dans les années 90 représente un bon en avant. Ces studios sont basés à Sumbawanga, petite ville dans le sud du pays, à Iringa située dans les hautes terres du sud et dans le quartier Upanga de Dar es-Salaam. Ce dernier devient l'un des studios les plus importants du pays au milieu des années 90. Equipé d’un Tascam 488 Mk II Portastudio à 8 pistes, le studio enregistre des centaines de musiciens, tels que Magoma Moto Sound, Maquis du Zaïre, Tabora Jazz band, Police Jazz Band et bien d'autres. Les studios ferment en 2001 avec l'avènement des enregistreurs numériques. Les ingénieurs rejoignent simplement d'autres studios, Marlon Linje rejoint MJ Studios et Richard Mloka rejoint Marimba Studios.
Mawingu Studios créé en 2000 à Dar es Salaam est un autre studio influent qui enregistre la nouvelle génération d'artistes tanzaniens, aux influences plus occidentales. Le populaire Bongo Flava doit ses racines à ce studio. La plupart de la musique est créée en studio et non composée dans une salle de répétition. Les propriétaires, Clouds Media, poursuivent leurs activités en fondant une radio et une chaine de télévision très populaires[iv].
Big November Crusade Ministries basé à Dar es Salaam voit le jour dans les années 90. Le studio est très spacieux, conçu pour accueillir des chœurs allant jusqu'à 30 chanteurs. C’est le studio le plus spacieux après la RDT. Malheureusement le studio ferme ses portes en 2000.
En 1998, l’association des musiciens Tanzaniens (CHAMUDATA -Tanzania Musicians Association), qui ne semble plus être actif, signe un protocole d'entente avec la Fondation norvégienne Stromme qui mène à la création du premier studio d'enregistrement entièrement numérique du pays[v]. Le studio Marimba est basé dans le quartier de Ilala à Dar es Salaam et dispose d’une console numérique Yamaha 02R et de deux enregistreurs Tascam D88. Beaucoup d'artistes de tous les coins du pays – des groupes tels que le groupe Kilimanjaro et Super Sikinde, des chorales telles que Nzega Choir et des artistes solos comme Dully Sykes - sont enregistrés entre 1999 et 2004. L’espace est avant tout utilisé comme une école de formation pour les ingénieurs du son, avec pas moins de 10 ingénieurs du son formés directement par le studio. Par exemple, John Sagati et Yusuph Mirambo sont formés ici par l'ingénieur son en chef Keppy Kiombile. En 2003, le studio est confié au groupe Kilimanjaro, qui continue à y enregistrer et à former des ingénieurs du son sous un nouveau nom, Njenje Productions. En 2009, le studio cesse ses activités, sans doute en raison de l'usure de ses équipements.
Vers l'an 2000, un autre studio high-tech est construit. Concord Studios est créé dans un quartier relativement chic de Dar es-Salaam connu sous le nom de Masaki.
Malheureusement le studio n’enregistre aucun album, omis celui de ses musiciens en service. Ces chansons ne voient jamais le jour en raison des complications liees aux droits d'auteurs qui ont surgi entre le propriétaire et ses musiciens. Quelques temps plus tard, le propriétaire démonte tranquillement le studio et on n’entendra plus jamais parler de lui.
FM Studios, également basé à Dar es-Salaam, va encore plus loin en offrant une technologie plus sophistiquée, ainsi qu'un ingénieur danois Mikka Mwamba. Le studio concocte de nombreuses chansons, et c’est ce même studio qui propulse la célèbre chanteuse traditionnelle Saida Karoli sur la scène internationale. Le propriétaire, Félician Mutta, est également un grand distributeur de musique, qui conçoit même des émissions de radio pour promouvoir la sortie de ses nouveaux albums. Le studio fonctionne donc un peu comme un label jusqu'à sa fermeture vers 2009.
Bien qu'il existe des centaines de petits studios d'enregistrement disséminés à travers le pays, les plus grands et les plus notoires sont basés à Dar es Salaam.
Les maisons de disques
D’autres studios tanzaniens font également partie de labels indépendants. Sound Crafters Records est basé dans le quartier de Temeke de Dar es Salaam. C’est l'un des plus anciens studios existants, créé par les frères musiciens Roy et Enrico Figueiredo dans les années 90. Le studio enregistre depuis presque tous les styles de la musique tanzanienne. Le studio héberge de nombreux musiciens, de l’ancienne à la nouvelle génération et entretient des liens étroits avec InAfrika Band, qui fait ses débuts avec les mêmes frères.
C’est Bongo Records, basé à Mwenge, Dar es-Salaam, qui aurait lancé le mouvement Bongo Flava. Ce même studio produit les artistes célèbres du mouvement Bongo Flava. Il parait même que la formule Bongo Flava fut inventée dans ses locaux. Le PDG du studio n’est autre que P Funk Majani, un artiste populaire du hip-hop local.
Malgré les nombreux studios d'enregistrement, le pays peut se vanter d’avoir de nombreux labels indépendants. Les artistes ont tendance à s’auto-gérer, ou font appel à des managers qui sont tantôt des ‘sponsors’ tantôt managers.
Les défis actuels
Bien que de nombreux studios d'enregistrement établis dans les années 90 aient fermés leurs portes, les studios d’enregistrement ne manquent pas. RTD Studios - rebaptisé TBC Studios[vi] - se modernise. Il n’est pas tout à fait fonctionnel en raison de la bureaucratie d'État, mais il est sans doute le studio le mieux équipé en Tanzanie pour le moment.
Aujourd'hui, il y a des studios dans presque toutes les rues, produisant des centaines de chansons par semaine. Bien que le nombre augmente, le nombre de professionnels du son ne suit pas. La plupart des ingénieurs sont autodidactes et la production finale est souvent médiocre. Il n’y a ces derniers temps malheureusement pas beaucoup d’enregistrement en direct. EFM 93.7[vii] , une radio locale, reçoit une moyenne de 25 CD par jour et pas une œuvre des grands groupes.
Une nouvelle loi adoptée fin 2013, Films and Music Products (Tax Stamps) Regulations 2013, stipule que tous les supports d’enregistrement audio et vidéo (CD, DVD et cassettes) seront soumis à une taxe. Un grand panneau publicitaire mis en place par l’Office Tanzanien des recettes (TRA- Tanzanian Revenue Authority) annonce l'introduction de la vignette fiscale. La loi stipule également qu’un titre vaut un minimum de 5000 vignettes. C’est beaucoup pour les distributeurs, qui ont des centaines de titres sur leurs étagères, and notamment des ‘oldies’ qui s écoulent difficilement La TRA fait une descente de ces magasins et confisque tous les titres qui ne disposent pas de vignettes. Cela conduit la plupart des distributeurs à fermer boutique.
Suite à la chute de la demande et autres difficultés, la plupart des artistes n’enregistrent désormais que pour promouvoir leurs spectacles à venir. Les musiciens n’ont pas encore pleinement exploré l’opportunité que représente la vente en ligne même si certaines plates-formes numériques et mobiles, tels que Mkito , un distributeur de musique en ligne, gagnent en popularité.
[i] En 1959, le père de l'auteur enregistre uncertain nombre de chansons, jouant de la guitare acoustique et chantant dans sa langue tribale. [ii] www.sjmc.udsm.ac.tz [iii] www.habarimaalum.org [iv] www.cloudsfm.com; www.cloudstv.com [v] https://strommestiftelsen.no/en [vi] www.tbc.go.tz [vii] www.EFM.co.tz
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