La censure musicale en Afrique de l'Ouest
Il y a quelques mois, sur une chaîne de télévision sénégalaise, la 2stv, Mamadou Sy Tounkara, célèbre animateur, dans son émission « Senegaal Ca Kanam », avançait l'idée selon laquelle le dernier clip du chanteur Pape Diouf « Malaaw » était obscène et devait être interdit à la Tv, relançant ainsi un débat fort intéressant sur la censure. C'est quoi la censure ? Quelles sont ses formes ? Qu’en est-il dans nos pays ? A l'ère d'internet la censure télévisuelle sert-elle vraiment à quelque chose ? Peut-on encore la justifier ? Voila autant de questions que Music In Africa vous propose de passer à la loupe pour mieux cerner le phénomène.
Par définition, la censure musicale est la limitation de la liberté d'expression. Il s'agit d'interdire, sous prétexte de préserver la société, la famille ou la patrie, temporairement ou indéfiniment, la diffusion de chansons jugées ou choquantes ou dangereuses.
La musique a le pouvoir de nous toucher et de nous transformer. En Afrique, elle a des effets mobilisateurs et une grande influence sur la société car, indissociable de la vie quotidienne, à la télé, à la radio ou sur les Smartphones, elle est omniprésente.
Selon Freemuse, une organisation internationale indépendante qui travaille pour la liberté d’expression des musiciens et des compositeurs dans le monde entier, il existe plusieurs sortes de censure musicale : la censure politique est exercée par le gouvernement qui contrôle la liberté d'expression ; la censure indirecte n’est pas officielle mais se pratique sous forme de pression économique ; et, la plus vicieuse est peut-être l'autocensure.
Au Sénégal
Au regard des avancées technologiques, le Sénégal s’est doté d’autorités de régulation des médias. Ce système est quelque peu original puisqu’il est basé sur une « co-régulation ». En effet, le CNRA, l’ARTP, le Ministère de l’information et le CRED ont des fonctions de régulation. Mais, malgré une liberté de la presse proclamée et une indépendance des autorités de régulation déclarée, le pouvoir exécutif garde une forte présence dans la régulation des médias au Sénégal.
Tout récemment, à l'occasion du référendum de Mars dernier, Les y'en a marristes, par la voix du rappeur Thiat, dénonçaient la censure dont ils étaient les victimes. En effet, selon le rappeur du groupe Keur Gui, l'hymne du Non a été boycotté sur toutes les ondes : « Nous avons pris position et nous nous sommes investis pleinement dans cette position avec nos moyens. N’oubliez pas que le principal moyen de cette société civile, c’est la musique, c’est le hip-hop. Nos morceaux ont été censurés dans toutes les radios et télévisions du pays. S’il n’y avait pas des caravanes, personne n’entendrait ce morceau du wax waxeet qui invite les Sénégalais à voter Non. Et pourtant, vous avez entendu d’autres morceaux de campagne invitant à voter Oui sur toutes les radios et télévisions » a déploré Thiat.
Cette forme de censure, on le voit bien, même si elle n’est pas officielle, émane de l’appareil étatique. En effet, la musique peut se révéler une arme politique d’opposition redoutable, en Afrique tout particulièrement, où la tradition orale est encore très vivace, et elle incommode les gouvernements qui, se sentant menacés, prendront toutes mesures pour museler les artistes.
Et c’est le rap, musique contestataire par excellence, qui semble le plus déranger. De ce fait, il a subi quelques cas de censure. Par contre, le Mbalax, la musique populaire sénégalaise prédominante, parce qu’elle ne porte pas les revendications populaires, ne dénonce pas les problèmes sociaux, entre très rarement en conflit avec le pouvoir.
L'autocensure, quant à elle, s’applique surtout du fait de la religion. En effet, le poids de l’Islam est si important que les artistes eux-mêmes préfèrent s'abstenir de travailler durant le mois de Ramadan, ou des jours comme le Magal (pèlerinage à Touba) ou le Maouloud, et si jamais un musicien s'aventure, durant ces périodes, à vouloir passer outre, des voix s’élèvent pour dénoncer sa désinvolture. Certains artistes l'ont tellement bien compris, qu'ils annoncent ostentatoirement à la radio et à la tv qu'ils suspendent leur tournée et tout concert à ces occasions.
L'autocensure est aussi notable dans les textes et les vidéos. En effet, même si la sensualité y est omniprésente, et la suggestion de l'acte sexuel dans la danse, monnaie courante, rares sont ceux qui osent montrer un couple qui s'embrasse ; personne également, ne s'aventurerait à se montrer tolérant sur un sujet comme l'homosexualité par exemple, dans son écriture.
Mais la censure prend une forme plus perfide encore du fait de producteurs qui, pour des raisons d'ordre capitalistes et mercantiles, orientent leurs produits et exigent de leurs artistes une certaine direction musicale.
Au Mali
Au Mali, à la faveur du coup d'État militaire qui a déstabilisé le pays en mars 2013, la musique, avait été interdite dans une partie du pays par les jihadistes. En effet, le porte-parole des islamistes, Ossama Ould Abdel Kader, déclarait au lendemain de la prise des villes du Nord : « Nous, les moudjahidines de Gao, de Tombouctou et de Kidal, interdisons désormais la radiodiffusion de toute musique occidentale sur toutes les radios de ce territoire islamique. Cette interdiction prend effet aujourd'hui, mercredi. Nous ne voulons pas de la musique de Satan. En lieu et place, il y aura récitation de versets du Coran. La charia l'exige, et ce que Dieu commande doit être accompli. »
Un rapport de Freemuse (que vous pouvez télécharger ici), écrit par le journaliste Andy Morgan, intitulé : Music, Culture and Conflict in Mali, sorti en Octobre 2013, donne à voir le visage de la scène musicale dans le nord du Mali alors sous le joug jihadiste, et sur la façon dont la capitale, Bamako, était touchée.
Avec cette crise malienne, une conséquence plutôt inattendue a été celle de la censure des vidéos à l'Office de la radio et télédiffusion malien (ORTM). En effet plusieurs vidéos dans lesquelles on voit des armes ont été interdites de diffusion ; ce fut le cas du rappeur Amkoullel et de son clip « Plus jamais ça » dans lequel on voit des soldats maliens et des rebelles sur le front.
D’autres stars de la musique malienne ont aussi été frappées par cette censure. Le clip de Bassékou Kouyaté, qui traitait pourtant de la paix, a été bloqué à la télé malienne, les responsables lui suggérant de changer les armes par des oiseaux et des fleurs sous peine de ne pas être diffusé. L'artiste a refusé parce que pour lui les images dans sa vidéo étaient parlantes, aux sourds muets, par exemple.
Pour souligner l'iniquité de l'interdiction de la musique au Mali, Manny Ansar, promoteur du Festival au désert, qui a normalement lieu à Tombouctou, a tenu ces propos forts et vrais : « Au Mali, tout se transmet par la musique, par la poésie… Un Mali sans musique est impossible. La vie n'aurait aucun sens pour le peuple, parce qu'elle est leur réalité quotidienne. C'est la seule chose qu'un très grand nombre de personnes ont pour se distraire et s'amuser. Ils n'ont pas la télévision. Ils n'ont pas l'Internet. Ils ne jouent pas aux échecs. Ils ne parient pas. La musique est la seule chose qui fait que la vie vaut d'être vécue.»
Au Burkina Faso
Crée dans les années 1990, le Conseil Supérieur de la Communication du Burkina Faso est l'instance de régulation du secteur audiovisuel du pays. Même si le pays connait un renouveau politique qui augure plus d'indépendance pour les artistes, il n'en demeure que les artistes ont subi durant très longtemps des pressions pour limiter leur liberté d'expression.
Au début de l'année 2016, LibrImages, une boite de production audiovisuelle de Liège (Belgique), interrogeait Smockey, le rappeur et activiste burkinabé, sur la problématique de la censure musicale en Afrique et notamment dans son pays. L'artiste dénonce, dans ce documentaire, les pressions du ministère de la culture du Burkina Faso, et même des pressions familiales qui ont été exercées sur lui pour qu'il enlève de son album l'une de ses chansons « A qui profite le crime ? ». Il ajoute qu’il a refusé d'aliéner sa liberté de parole.
Smockey vient d'ailleurs d'être récompensé pour son engagement, à Londres en Grande-Bretagne, par le prix « Music in Exile Fellow » par Index on Censorship, une organisation de Défense de la liberté d'expression dans le monde qui récompense chaque année, des personnalités qui ont su mettre leur art au service de la liberté.
Pour Freemuse, la musique, parce qu'elle possède l’immense pouvoir de faire réfléchir les gens, de susciter des questions sur la société, est une force qui peut menacer les gouvernements. C’est pourquoi elle est censurée dans le monde entier. C'est pourquoi, la force politique ou les grandes chaînes commerciales interdisent des chansons dont les propos les offusquent et qui pourraient leur nuire. Le musicien Johnny Clegg, sud-africain d’adoption, l’a dit : « La censure est basée sur la peur ».
La censure musicale quelle que soit la forme qu’elle prend, entrave encore aujourd’hui, dans de trop nombreux pays, la liberté d'expression artistique. En Afrique, où la démocratie n’est pas toujours un acquis, la musique a un rôle important à jouer. Et beaucoup de jeunes artistes l'ont bien compris, en usant de leur art comme arme pour la liberté et la démocratie.
De plus, à l'heure d'internet et du téléchargement gratuit, interdire la diffusion d’une œuvre, est presque impossible. Mieux, la censure ne garantit rien d’autre parfois que des records de ventes et de vues. Il est donc primordial de lutter contre ce phénomène car, au-delà du plaisir qu'elle procure, la musique permet, sur le continent africain surtout, de dénoncer, de résister, et d'aspirer légitimement à des lendemains qui chantent, car la musique demeure résolument un partenaire idéal pour le progrès social.
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